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L'histoire des Français en Inde s'écrit largement autour de la figure du gouverneur de la Compagnie des Indes que fut Joseph François Dupleix (1697-1753). Mais cette histoire est aujourd'hui largement oubliée, ne figurant pas dans les programmes scolaires. Heureusement nous disposons maintenant d'ouvrages solides sur ce sujet. Grand spécialiste de l'histoire de l'Inde, et particulièrement des établissements que les Français y établirent, Jacques Weber, professeur honoraire à l'Université de Nantes, a publié en 2019, aux Indes Savantes le premier volume d'une trilogie magistrale, consacré aux relations entre la France et l'Inde, sous-titré L'Inde entrevue.

 

Des comptoirs commerciaux

 

Plus que les épices les cotonnades attirèrent les Français en l'Inde dès le XVIIe siècle. Précédée par les entreprises des Portugais, des Hollandais, des Britanniques et des Danois, une première Compagnie des Indes orientales fut créée le 26 août 1664 à l'initiative de Colbert. Elle a fondé une série de comptoirs que la France a conservés jusqu'en 1954. Après avoir misé sur le port de Surat, les Français installèrent leur principale base à Pondichéry en 1674, l'année même où sa rivale britannique, l'EIC, choisissait Calcutta. Pondichéry n'a pas été conquis ni acheté mais cédé par le roi de Golconde : en accueillant le gouverneur François Martin il entendait concurrencer les Hollandais présents depuis 1664 sur un site abandonné par les Danois.

Après la mort de Martin en 1706, la compagnie ruinée par la guerre de Succession d'Espagne passa aux mains des Malouins, qui dès la signature de la paix d'Utrecht se lancèrent dans le « commerce d'Inde en Inde » dans le but de dégager un bénéfice (or et argent) pour financer l'acquisition des marchandises indiennes destinées au royaume de France. Montesquieu avait clairement remarqué ce déséquilibre de la balance des paiements : « Tous les peuples qui ont négocié aux Indes y ont toujours porté des métaux, et en ont rapporté des marchandises ».

Les textiles — une infinie variété de produits — ont dominé les expéditions vers Nantes et Lorient (86,5 % de la valeur des ventes à Nantes entre 1710 et 1720), devant le poivre (8,8 %) et les cauris (1,8%). L'essor de la Compagnie des Indes après 1720 s'accompagna de nouveaux comptoirs, comme Yanaon ou Karikal. Les exportations de Chandernagor dépasseront celles de Pondichéry mais Dupleix ne voudra pas y transférer la direction des activités françaises, à cause de la proximité de Calcutta, juste en aval sur l'Hoogly.

La nouvelle Compagnie des Indes lancée en 1719 par John Law de Lauriston rivalisa parfaitement avec ses rivales VOC et EIC et après avoir perdu son monopole en 1760 elle connut son apogée dans la décennie 1781-1790 triplant ses armements par rapport à la décennie 1761-1770. Enfin la Révolution française l'emporta en 1793.

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PLAN DE PONDICHERY PAR NICOLAS DE FER (1705) — Derrière le fort, s'étend la ville au plan quadrillé repris des Hollandais – Cliquer sur l'image pour une vue plein écran.

 

La rivalité franco-britannique et les guerres

 

L'exploitation des richesses de l'Inde, et particulièrement le contrôle des côtes et de leurs ports, avait mis les Français et les Anglais en compétition tout au long du XVIIIe siècle. Pondichéry fut attaqué et pris à plusieurs reprises.

Malgré la construction d'un fort achevé en 1689, Pondichéry tomba durant la guerre de la Ligue d'Augsbourg le 6 septembre 1693. Lors de la guerre de Succession d'Autriche qui opposa les deux nations dès 1746, La Bourdonnais (1699-1753) sauva le petit comptoir de Mahé sur le côte de Malabar et ajoutera son nom au sien. Assiégé le 30 août 1748 Pondichéry fut sauvé mais il fallut rendre Madras en application du traité d'Aix-la-Chapelle du 18 octobre 1748. Sous Dupleix le général Bussy étendit l'influence française dans un large partie du Deccan prenant Hyderabad et Aurangabad en 1751 : au nom de l'empereur moghol, Dupleix devint nabab. Mais les intrigues et querelles entre Indiens, manipulés par l'EIC, ruinèrent cette esquisse d'empire continental : « Il n'est personne à qui se fier parmi les Maures. L'intérêt de l'État et le bien public, la nation et le patriotisme sont des notions qui leur sont entièrement étrangères » (Bussy, 1752). Dupleix fut rappelé, victime du désintérêt de la Cour de Versailles pour les Indes, ainsi que de ses comptes « particulièrement embrouillés » : le Gouverneur déchu restait débiteur de la somme pharaonique de plus de 4 millions de livres envers 39 particuliers. Toute une légende s'édifia autour de Dupleix de la part des plus farouches adversaires de l'Angleterre.

Avec le début de la guerre de Sept Ans (1756-1763), Chandernagor tomba aux mains de l'anglais Robert Clive, suivi par Pondichéry mal défendu par le comte de Lally qui accumulait les erreurs, livrant au pillage une ville du Coromandel, avec pagodes et statues, puis une partie de Madras en décembre 1758. C'était un homme « manquant du bon sens le plus élémentaire » souligne l'auteur. Lally capitula dans Pondichéry bombardée le 16 janvier 1761. Les Anglais rasèrent la ville. Prisonnier, le comte de Lally fut embarqué pour l'Angleterre avec deux mille prisonniers, livré à la France il fut embastillé puis décapité en place de Grève le 9 mai 1766. Il s'était fait trop d'ennemis. La Compagnie avait voulu faire la guerre sans en avoir vraiment les moyens. Compagnie privée, l'EIC a mieux servi l'intérêt national que la compagnie d'État française.

Avec la guerre de l'Indépendance américaine survint une nouvelle capitulation de Pondichéry le 18 octobre 1778. Le bailli de Suffren (1729-1788) commanda « la plus grande escadre que la France ait jamais envoyée dans l'océan Indien », mettant les Anglais en difficultés, mais cela ne pesa guère dans la conclusion du traité de Paris. Les établissements français furent restitués en 1785-86.

PORTRAIT DE PIERRE ANDRE DE SUFFREN PAR POMPEO GIROLAMO BATONI

Suite à la proclamation de la République à Paris en 1792, la guerre reprit avec l'Angleterre, et conduisit à une nouvelle capitulation de Pondichéry. Les comptoirs furent occupés par les Britanniques de 1793 à 1816. Lors de l'expédition d'Égypte, Bonaparte a imaginé prolonger l'aventure jusqu'en Inde pour ruiner la puissance britannique qui venait d'avoir raison de Tippoo Sahib (1750-1799). Avec la paix d’Amiens, Wellesley s’inquiéta du retour des Français en Inde. Le désastre naval de Trafalgar mit fin à l'idée d'une « descente » en Inde.

 

Des personnages hors du commun

 

Premier directeur général des Indes nommé par la compagnie, François Caron (1600-1673) avait d'abord travaillé pour la VOC au Japon, pris une épouse du pays et publié un essai sur ce royaume ; ce calviniste quitta La Rochelle le 14 mars 1666 à la tête d'une flotte de dix navires, fit escale à Madagascar et rejoignit Surat le 13 février 1668.

On pourrait citer les gouverneurs successifs de Pondichéry, dont Dupleix (1697-1763) est le plus connu et celui qui s'est le plus enrichi. La Troisième République en fera un mythe et Judith Gautier célébra les exploits militaires de son adjoint Bussy dans La Conquête du paradis paru en 1887.

Outre les administrateurs venus de France, l'ouvrage extrêmement riche de Jacques Weber montre un nombre étonnant d'aventuriers, de marins, de savants, de marchands. La découverte de l'Inde avait commencé avec des aventuriers comme Jean-Baptiste Tavernier (1605-1689) et Robert Challe (1659-1721) et même des médecins à la cour des Moghols.

 

LE CELEBRE AVENTURIER JEAN-BAPTISTE TAVERNIER EN COSTUME ORIENTAL PAR NICOLAS DE LARGILLIERE (peint vers 1678) — Collection Herzog Anton Ulrich Museum, Braunschweig

 

Des Français se mirent au service de princes indiens faisant fortune en développant leurs armées. René Madec (1736-1784) passé de de la Compagnie des Indes à l'EIC, œuvra pour le compte du nabab d'Oudh puis d'un roi marathe. Michel Raymond (1755-1798) rallia le Nizam, monta une fonderie de canons et réunit en 1798 une armée de 14 000 hommes. Benoit de Boigne fit la guerre des Russes contre les Turcs, gagna Madras en 1778, puis Lucknow, s'initia à l'urdu pour servir le souverain de Gwalior, Mahaji Sindhia ; lui aussi lui fondit des canons pour restaurer Shah Alam sur le trône de Delhi et permettre à Mahaji Sindhia de dominer toute l'Inde du nord en 1793. En récompense il reçut le Doab entre Gange et Yamuna, l'administra en homme des Lumières, veilla à l'entretien du Taj Mahal, et rentra en Europe pour épouser à Londres une certaine Adèle bientôt célèbre pour ses mémoires..

Traducteur des Upanishad en 1802, l'indianiste Anquetil-Duperron (1731-1805), est connu dès la publication de sa description de l'Inde en 1786. Aux Anglais qui justifiaient leur domination sur les Indes par “une mission civilisatrice” libérant les peuples de l'Inde des rajahs et autres nababs qui les opprimaient, il rétorqua qu'on ne peut pas prétendre civiliser un pays dont la civilisation est millénaire. Il faut renoncer aux conquêtes, établir des relations durables avec les Indes en apprenant leurs langues.

 

Les Français et l'Inde après 1815

 

« Lilliput en Inde » raille Jacques Weber. Après 1815 Londres se borna à éviter le redressement de ce qu'il restait des comptoirs français, “confettis” désarmés, issus de l'empire colonial des Bourbons, remis diminués aux Français qui tentèrent de récupérer leur dû et d'obtenir des échanges de territoires. En 1835 le gouverneur de Saint-Simon se demandait : « Est-il de la dignité de la France de ne conserver d'aussi petites et insignifiantes possessions dans l'Inde que pour les traiter avec plus de dureté que ne l'a jamais été aucun pays conquis ? » La Révolution de 1848 allait y introduire un peu de démocratie.

Le commerce des comptoirs quadrupla entre 1848 et 1857. Les comptoirs exportaient sésame, indigo, cotonnades, arachide, café… Le production textile connût un véritable boom avec les guinées expédiées au Sénégal. À Pondichéry des usines se créèrent : les filatures de Charlemagne Poulain, celles des frères Gaebelé qui avaient fui l'Alsace en 1870 ; puis vinrent des filatures à capitaux étrangers. À Chandernagor l'usine Davenport fabriquait des sacs de jute pour l'exportation des productions indiennes et indochinoises. Les arachides, cultivées sur des sols pauvres, furent une autre source de prospérité : sept ou huit maisons de Pondichéry contrôlaient ce négoce avec le concours de la Banque de l'Indochine créée en 1875. Le protectionnisme ranimé par Jules Méline intervint mal à propos dans le commerce colonial. L'industriel marseillais Jules Charles-Roux (1841-1918) obtint de la Chambre de ne pas taxer les importations d'oléagineux. Après la crise de l'arachide en 1894 le commerce d'arachides passa à des capitalistes étrangers. « Des siècles de mercantilisme et de protectionnisme ont anesthésié l'initiative en France » conclut Jacques Weber.

Hors des comptoirs, quelques événements ranimèrent un temps la présence française. Comme Robert Peele avait démantelé le protectionnisme britannique à partir de 1846, les bâtiments français fréquentaient Calcutta ainsi que Bombay, où les Messageries Maritimes rivalisèrent un moment avec la Peninsular and Oriental. La guerre de Sécession relança le marché du coton, permettant au marchand drapier Jules Siegfried (1837-1922) de s'installer à Bombay pour acheter le coton qui ne venait plus des USA. L'autre fait majeur serait l'ouverture du canal de Suez. Le 8 janvier 1870 le cargo Asia de la compagnie Fraissinet fut le premier à rentrer à Marseille par le canal chargé de coton et de sésame. En fait, les Français ne représenteront que 1 % des navires fréquentant les ports de l'Inde dans les années 1889-1890. Si le Crédit lyonnais ouvrit deux succursales à Bombay et Calcutta en 1895, elles fermèrent en 1899, et les Français utilisaient le réseau bancaire britannique. La presse française publiait d'ailleurs peu d'articles sur ce pays, l'année de la révolte des Cipayes mise à part. Les Français s'intéressaient finalement moins à l'Inde depuis qu'ils avaient commencé à coloniser l'Indochine.

 

CARTE A ECHANGER REPRESENTANT LES COMPTOIRS DES INDES (1920)

 

Contacts entre civilisations

 

Le choc de l'Inde qui fait aujourd'hui partie des clichés littéraires n'est pas nouveau. Le médecin François Bernier (1620-1688) qui a passé huit ans à la cour d'Aurangzeb et découvert l'hindouisme fut choqué des « fakirs tout nus qui [font] horreur à voir ». Les récits de voyage souvent réédités dans la France du XVIIIe siècle témoignaient d'un réel engouement du public pour la civilisation des Indes.

À son apogée entre 1740 et 1760, la société coloniale de Pondichéry est dominée par 1000 à 2000 Européens dont quelques-uns seulement amassent des fortunes ; ils vivaient dans la ville blanche. Les Indiens formaient la majorité de la population, surtout basses castes et parias, dans la ville noire. L'esclavage, pour dette, perdurait. En 1796, quand les Britanniques occupèrent Pondichéry, ils comptèrent 466 esclaves. Après 1848, les gouverneurs de Verninac (1794-1873) et Eugène Desbassayns de Richemont (1800-1859) modernisèrent la société des comptoirs en proclamant l'égalité sociale entre Indiens de castes différentes, tandis que la propriété foncière privée était reconnue en 1854 permettant une amélioration de l'agriculture.

Dès le début du XVIIIe siècle, l'existence des temples hindous provoquait des querelles avec les religieux de Pondichéry. Madame Dupleix fit partie de ceux qui poussaient à détruire un temple trop proche d'une église. Lally-Tollendal (1702-1766) méprisa particulièrement les temples hindous, les cultes et les castes. Mais la tolérance s'imposait la plupart du temps. Passé 1815, les missionnaires français furent davantage présents en Inde que les marchands et a fortiori que les militaires. Jésuites, carmes, envoyés des Missions étrangères de Paris (MEP), ils officièrent surtout dans le sud du Deccan où ils édifiaient de belles églises dont l'architecture copie la France gothique ou baroque. Ces religieux et religieuses venus de France ouvrirent des écoles enseignant l'anglais. Pour cela, ils étaient financés par l'administration britannique, et en conséquence ils s'estimaient bien mieux lotis que dans la France anticléricale de la IIIe République.

Si certains voyageurs, comme Loti, s'émerveillèrent de la civilisation indienne, vivre dans ces comptoirs des Indes semble avoir suscité beaucoup d'ennui parmi les expatriés français et les créoles au XIXe siècle. « Presque rien à Pondichéry n'est antérieur au règne de Charles X » notait un visiteur. Les voyageurs trouvaient « un coin de province perdue » qui contrastait avec l'activité de Calcutta, et les qualificatifs de « ville morte », « ville bien déchue », « désert » étaient répandus. La chaleur, les serpents et les insectes en irritaient beaucoup, d'autres s'amusaient des « pousse pousse » locaux, d'une province « somnolente, cancanière, mesquine » avec quoi contrastait la fête indienne quand les riches brahmanes mariaient leurs enfants, et donnaient « un spectacle de bayadères ».

DANSE DE BAYADERES A PONDICHERY. — Album pittoresque de la frégate La Thetis et de la corvette L'Espérance : Collection de dessins relatifs à leur voyage autour du monde en 1824, 1825 et 1826, sous les ordres de M. le baron de Bougainville, capitaine de vaisseau, recueillis et publiés par M. le vicomte de la Touanne, lieutenant de vaisseau à bord de la frégate la Thétis, Paris, chez Bulle, 1828, planche 10.

L'économie a provoqué le brassage des populations et conduit à la diaspora indienne. La Réunion a bénéficié de l'apport des engagés surtout après 1860 et jusqu'en 1882. Le coolie trade venant de l'Inde résultait d'une série d'accords avec les Britanniques. Les contrats prévoyaient le retour au pays natal des engagés : ils restaient des sujets de la reine Victoria. La révolte des Cipayes en 1858 contribua à fournir des volontaires pour cette émigration vers les îles à sucre. La littérature (Ernest Moutoussamy, Natacha Appanah, Raphaël Constant…) a largement dramatisé la traversée des coolie ships entre Calcutta ou Madras vers les Mascareignes ou les Antilles. Jacques Weber évoque les controverses qu'a suscité ce trafic qui est à l'origine de la minorité indienne, tamoule surtout, dans ces îles, environ 25 % des Réunionnais et 68 % à l'île de France devenue Maurice et anglaise en 1810.

 

Cet ouvrage est d'une richesse exceptionnelle. Il faut signaler en particulier sa profusion documentaire qui fait partie de la méthode de l'auteur. Comme dans son ouvrage précédent Le Siècle d'Albion. L'Empire britannique au XIXe siècle, il cite de longs extraits pertinents de témoins, de voyageurs, d'écrivains, de savants, ou de commerçants. Enfin, outre la fluidité de l'écriture, l'ouvrage dispose d'une iconographie remarquable; il est abondamment illustré de reproductions de cartes anciennes, de photographies prises sur place par l'auteur entre 1974 et 2016, avec entre autres un intérêt marqué pour l'architecture civile comme religieuse et les paysages urbains.

 

Jacques Weber. La France et l'Inde des origines à nos jours. Tome I : l'Inde entrevue. Les Indes savantes, 2019, 980 pages.

 

Tag(s) : #MONDE INDIEN, #HISTOIRE 1500-1800, #HISTOIRE 1789-1900
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