Fort étonnant roman d'un auteur russe décédé en 2018, Les Répétitions traite de la découverte par un chercheur d'une incroyable communauté rurale sibérienne née de l'invention d'un moine et d'un directeur de théâtre, et de l'histoire de cette communauté au fil du temps.
L'incipit nous fait entrer au cœur d'un mystère : « En 1939, Isaï Trifonovitch Kobyline cessa d'être juif, et le peuple juif dont il était le dernier représentant s'éteignit avec lui.» Pour comprendre cette phrase intrigante, le lecteur devra accompagner le narrateur jusqu'au tout dernier paragraphe du livre. Dans les années soixante, quand Samara s'appelait Kouibychev, le narrateur y suivait des études d'histoire et avait été initié à l'Histoire sainte par un certain Iline qui travaillait comme guide au musée local. Plus tard, il préparera un doctorat à l'université de Tomsk auprès du professeur Souvorine, titulaire de la chaire d'histoire de Sibérie. Celui-ci, « à force de s'intéresser au raskol […] avait rassemblé une collection gigantesque de livres et de manuscrits vieux-croyants ». C'est ainsi que le thésard entra en contact avec le fournisseur des vieux documents, un certain Kobyline, et fit l'acquisition du manuscrit en breton de Jacques de Sertan. Fils d'un brestois venu en URSS comme militant du Komintern, et resté au Pays des Soviets, Micha Berlin le lui traduisit aimablement en russe avant de rentrer en France à la faveur du voyage diplomatique du général De Gaulle.
Voilà pourquoi nous sommes bientôt transportés dans l'Empire russe au Temps des Troubles quand un schisme éclata au sein de l'Église orthodoxe, et que les patriarches Nikon et Avvakoum se querellaient sous les yeux du tsar Alexis. Fait prisonnier par les cosaques lors d'une guerre polono-russe, Jacques de Sertan gagnait sa vie comme directeur d'une troupe de théâtre. C'est alors que le patriarche Nikon, qui se croit supérieur au tsar et a entrepris de créer un grandiose monastère appelé la Nouvelle Jérusalem, s'intéresse à l'homme de théâtre — une activité qu'il condamne bien sûr — parce qu'il lui est venu une idée à visée religieuse, tel un catéchisme vivant. Il s'agirait de faire rejouer non seulement la Semaine sainte mais « tous les événement survenus depuis la naissance du Christ jusqu'à la Crucifixion et l'Ascension » y compris « les miracles et les guérisons, les repas pris, en commun, les disputes avec les pharisiens ». Le tout avec des acteurs amateurs que Jacques de Sertan encadrerait contre un « salaire énorme ». Rêvant toujours de retrouver son pays natal, malgré la mort de son actrice bien-aimée, Sertan recrute les paysans attachés aux terres où Nikon construit sa Nouvelle Jérusalem. Ces paysans, illettrés, vont devoir apprendre leurs rôles d'apôtres ou de femmes qui suivent le Christ, de juifs qui le rejettent, de juges du Sanhédrin, de Romains qui s'inquiètent des troubles, sans oublier Ponce Pilate, et d'une foule de personnages témoins des miracles du Messie.
C'était en Russie le temps des troubles, on l'a dit, et de l'apparition de sectes conservatrices comme les Vieux Croyants, qui se rencontrent encore çà et là en Russie sous Poutine. Le tsar, qui se mêle de stabiliser l'ordre religieux de son empire, fait arrêter Nikon, et par conséquent Jacques de Sertan et sa troupe aussi. Toutefois, ils ont la chance de pouvoir échapper à la peine capitale, mais pas à la relégation, au fin fond de la Sibérie. Tout en léguant à ses acteurs ses notes manuscrites, Jacques de Sertan meurt sur la route de l'exil, « à peine franchi l'Oural », le 16 juin 1667. Au bout de nombreux mois, escortés par des soldats, les deux-cents huit acteurs prisonniers se retrouvent installés, quelque part entre Iénisséïsk et Iakoutsk, pour vivre en communauté paysanne et devoir répéter sous les ordres de celui qui joue l'apôtre Pierre.
Génération après génération, l'histoire se répète. Petit à petit, les descendants des acteurs du départ se moulent dans leurs personnages, deviennent les chrétiens, les juifs, les romains. Quant au Christ il n'apparaît pas plus qu'au début quand Nikon s'imaginait qu'il reviendrait sur terre au milieu du peuple des acteurs pour annoncer la fin de l'Histoire et combattre l'Antéchrist. Génération après génération, des conflits éclatent : des jalousies pour accéder aux principaux rôles, ceux des apôtres ; des complots antisémites aussi, puisque tant que les Juifs survivent, c'est la preuve que Dieu garde sous sa protection son peuple élu. Mais s'ils venaient à disparaître, alors la Parousie serait possible, et c'est l'espoir de celui qui joue à ce moment-là le rôle de Pierre. Quant arrive le stalinisme et que le village de Mchanniki est devenu un camp du goulag, les répétitions continuent dans le cadre de l'agit-prop anti-chrétienne. Un dernier cycle s'amorce alors jusqu'en 1939. Ravageur.
Une écriture comme celle de Vladimir Charov exige du lecteur une forte attention, une mobilisation particulièrement nécessaire dans les premières pages emplies de considérations vétéro- et néo-testamentaires, une application pour suivre les aventures de ces damnés de la terre relégués comme beaucoup d'autres du temps des tsars pour peupler la Sibérie, puis au temps du stalinisme pour extraire le charbon et réaliser le plan quinquennal — en même temps que le plan divin. Ces Répétitions constituent un inoubliable polar métaphysique.
• Vladimir Charov : Les Répétitions. Traduit du russe par Paul Lequesne. Solin/Actes Sud, 1998, 308 pages.