À l'issue de la Seconde guerre mondiale, Blaise Cendrars, alors installé à Aix-en-Provence, a écrit quatre volumes de souvenirs : L'Homme foudroyé, La Main coupée, Bourlinguer et Le Lotissement du ciel. Ce troisième volume, sans doute le plus connu, Blaise Cendrars a passé toute l'année 1947 à l'écrire, en tapant avec les cinq doigts de la main gauche sur sa fidèle Remington.
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Bourlinguer, au sens littéral, c'est changer d'endroit, naviguer de port en port. En ce sens, le découpage du livre est cohérent puisque se succèdent Venise, Naples, La Corogne, Bordeaux, Brest, Toulon, Anvers, Gênes, Rotterdam, Hambourg… et que Paris est la dernière étape. En fait « Gênes » représente la moitié du livre et constitue la partie la plus intéressante. Mais les souvenirs ne s'appliquent pas exactement au port donnant son nom au chapitre : ainsi presque tout « Gênes » évoque une enfance mythique à Naples, et « Naples » le retour d'Alexandrie à l'âge de « 4 ou 5 ans » : dans ces deux cas, le nom du port signale simplement la destination finale d'un épisode mémoriel.
Bourlinguer, c'est aussi le voyage autobiographique de l'auteur dans sa mémoire d'homme de soixante ans. Cela va de la petite enfance, lors du retour de la faille d'Egypte sur le paquebot Italia, aux années de la Seconde Guerre mondiale, quand il rencontre à Aix-en-Provence un ancien du STO qui a réussi à s'évader de Hambourg en flammes.
Bourlinguer c'est enfin une écriture peu conventionnelle, parfois chaotique et comme inachevée (La Corogne, Brest). Ailleurs on part pour de longues traversées, avec des phrases qui n'en finissent pas. Souvent, Cendrars se lance dans des énumérations fort longues, des accumulations débordant d'informations mais un peu indigestes : ainsi la liste des cadeaux apportés pour les neveux et nièces d'un marin qui a de la famille près de Rotterdam, ou encore la rixe dans un quartier chaud dudit port lors d'une « nuit de folie », ou encore la liste des marchandises exportées et importées par des caravanes andines reliant la Bolivie à la côte chilienne.
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La vie de Cendrars a donc été une bougeotte permanente. Elle fut d'abord grandement favorisée par une famille en perpétuel déplacement : « une série de déménagements de Suisse en Egypte, en Italie, puis à Paris, à Londres, tantôt dans des demeures de riches, tantôt dans des logis de pauvres, hauts et bas qui faisaient ma joie d'enfant et mon principal divertissement. » L'adolescent puis l'adulte en ont constamment rajouté : engagement comme marin sur un paquebot transportant les émigrants d'Anvers à New York ; accompagnement du trafiquant Rogovine dans le Caucase et en Iran, d'où il rapporte une « épine d'Ispahan » riche de deux perles cachées ; séjour au Brésil à l'invitation d'un riche fazendeiro, mécène et ministre ; couverture journalistique de la préparation de la guerre en Angleterre en 1939, etc… Le chroniqueur verse à son tour dans le péché mignon de Cendrars : l'énumération.
Au fil des aventures, l'autobiographie de Cendrars nous parle des gens qu'il a rencontrés, parfois admirés, représentatifs de milieux sociaux très variés. Leur addition se mue en kaléidoscope. Dans les années d'enfance le séjour napolitain est riche de figures épatantes ou émouvantes, comme le photographe Ricordi, ami de la famille royale et père d'une ribambelle de filles comme Elena qui participe aux jeux du petit Blaise, fillette tragiquement décédée par l'imprudence de chasseurs. Traînant au tombeau de Virgile où dans le quartier mal famé où errent des lépreux, Blaise se plait à affoler sa gouvernante anglaise. Jeune homme, il s'est « acoquiné » avec le nommé Korzakow : « C'était un marin de la mer Noire qui avait pris part à la révolte du Kniaz Potemkine et qui avait déserté (il me parlait souvent du lieutenant Schmit et de Maria Spiridonova, dont il avait même la photo sur soi) ». Dans les années vingt, il apprécie l'accueil de l'homme d'affaires brésilien Paulo Prado, client comme Cendrars d'un bouquiniste parisien à la mémoire infaillible, propriétaire de la librairie Americana et grand anglophobe.
L'amour des livres et des écrivains est aussi un trait qui ressort de ce gros livre de souvenirs. Les poèmes de Villon accompagnent l'auteur quand il traverse l'Atlantique et débarque sans le sou à Anvers. Plusieurs passages évoquent Guillaume Apollinaire, André T'Serstevens, ou Rémy de Gourmont.
Et puis l'homme est un bon vivant qui aime manger et boire, fumer des cigares et raconter des histoires. Le seul récit de la navigation de Naples à Gênes à bord du rafiot de Papatakis chargé de vin grec de Samos mérite de nouveaux lecteurs !
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• Blaise Cendrars : Bourlinguer. Denoël, 1948, 440 pages.