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C'est à une plongée dans l'histoire culturelle du milieu du XVIIIe siècle à nos jours que nous convie la chercheuse du CNRS en suivant le fil rouge de la fonction de l'écrivain. L'âge romantique, la naissance des nationalismes, l'engagement et la mise au pas des écrivains, forment les temps forts de ce livre tellement passionnant qu'on en arrive à se demander pourquoi il n'existait pas déjà. 

 

Le tournant romantique

 

En 1748, dans sa préface de Sémiramis, Voltaire tonne encore contre Shakespeare et qualifie Hamlet de « pièce grossière et barbare qui ne serait pas supportée par la plus vile populace de France et d'Italie ». Mais la roue tourne. La période 1750-1850 s'ouvre sur le moment où le classicisme triomphant, incarné par les auteurs français du Grand Siècle, est attaqué, sapé et minimisé par les précurseurs et les fondateurs du mouvement romantique d'abord hors de France puis en France même. Les Chants d'Ossian et la Chanson des Nibelungen ouvrent la voie : aux sources d'inspiration homérique et mythologique venues de la Grèce antique succèdent les chants épiques de l'Europe rhénane et nordique. La création se retrouve stimulée par les contes du terroir et la redécouverte de manuscrits anciens. Le cycle du roi Arthur conduit dans une même inspiration populaire au Kalevala et dans la foulée jusqu'au… Seigneur des Anneaux. Avec ses best-sellers Walter Scott joue le rôle du grand écrivain national en Grande-Bretagne. En même temps, c'est contre la domination napoléonienne que poètes et patriotes se dressent partout en Europe.

 

L'élan nationaliste

 

En plein âge romantique le nationalisme allemand émerge en s'appuyant sur ses écrivains : Goethe, Herder, Schiller… Partout le réveil national passe par les écrivains et l'élan se poursuivra dans toute l'Europe jusqu'à la Grande Guerre. En Italie, Manzoni incarne la marche vers l'unité nationale dans l'élan de 1830, 1848 et 1860. Le Printemps des Peuples implique poètes et romanciers. Le 15 mars 1848 les Hongrois se soulèvent contre la domination des Habsbourg : « Debout Hongrois, la patrie nous appelle / C'est l'heure à présent ou jamais » clame Petöfi dans son Chant national. Du Portugal à la Suède et à la Bulgarie, toutes les nations se forgent leur écrivain national : voilà ce que montre Anne-Marie Thiesse dans ce tour d'Europe littéraire. Comme une nation doit disposer d'une langue, le néo-norvégien s'émancipe suite à l'indépendance de la Norvège en 1908. De même, le sionisme aboutit à la résurrection de l'hébreu et vite Samuel J. Agnon devient lauréat du Nobel en 1934.

L'écrivain national a connu un sacre démocratique à mesure que l'instruction avançait, que davantage d'Européens savaient lire. Hugo et Gorki sont devenus populaires et emblèmes de leur pays; mais l'écrivain national est-il à la portée des enfants ? Le Tour de France de deux enfants et le Merveilleux voyage de Nils Holgersson, respectivement en 1877 et 1906, tranchent parmi les lectures scolaires, mais dans deux styles très différents ; le livre de Selma Lagerlöf appartenant à la littérature et l'autre à l'histoire de l'école de la IIIè République. « Les littératures magnifiquement désordonnées de l'Angleterre et de l'Allemagne ne sont pas ce qui convient à de jeunes Français » estime Alfred Fouillée en 1898. C'est que la France se sent à part.

 

La voie de la France

 

Déclassée après 1815, la France a dû se réinventer un grand récit national puisé dans l'immensité médiévale. Dès la parution de Notre-Dame de Paris Victor Hugo a revêtu l'habit du grand écrivain national avant de devenir l'incarnation de la République au moment de sa mort en 1885. De même que le baptême de Clovis suscite un nouveau récit des origines chez les historiens de la Restauration, la Chanson de Roland ressort de l'oubli après la défaite de 1870 et fournit aux Français la grande épopée nationale qui leur manquait. L'instrumentalisation du Moyen-Age a connu une ampleur remarquable mais qui ne va pas sans disputes d'héritiers : quand on redécouvre le Roman de Renart comme patrimoine français surgit Jakob Grimm pour lui opposer Reinhart Fuchs en 1834.

La France se défend et réclame pour sa littérature le premier rang car elle se flatte d'atteindre au « génie universel » et d'être un phare illuminant le monde. Être reconnu comme grand écrivain national permet de devenir un auteur universel. S'interrogeant sur la source de ce génie de la nation, le Gustave Lanson la trouve dans « la race », celle de la rigueur et de la clarté, sa qualité cartésienne en un mot, tout à l'opposé des supposées obscurités et brumes poétiques du monde germanique. Certains beaux esprits se méfient alors du trop de traductions qui pourrait contaminer l'esprit français. Dans ces conditions Eugène de Vogüé aura eu le mérite de se battre pour nous faire connaître les romans russes — il est vrai que la Russie était alors devenue notre alliée…

 

L'écrivain national et le roman

 

Bien que la renommée des poètes romantiques soit imposante, elle ne doit pas nous cacher que l'écrivain national devient principalement un romancier à succès et que le roman évolue pour devenir une « littérature panoramique » selon l'expression de Walter Benjamin. Walter Scott a servi de pionnier et Honoré de Balzac fait remonter à la lecture ses œuvres son intention de devenir le romancier de la société de son temps avec sa Comédie humaine. dont les multiples personnages composent une fresque sans précédent de la société française. Et en même temps le roman se prête à l'innovation. En même temps que Dickens donne à lire en 1836 les Pickwick Papers en fascicules mensuels, le journal La Presse publie La Vieille Fille de Balzac, notre premier roman-feuilleton. Les Mystères de Paris suivent en 1842. Le succès est énorme : on écrit à Eugène Sue devenu un auteur populaire ! Mais d'autres choisiront au contraire le « rejet du marché » et préféreront écrire pour les « happy few » ou rester dans leur tour d'ivoire, en anti-modernes résignés ou combattifs — qu'Antoine Compagnon a récemment étudiés.

 

L'écrivain « quintessence » de l'esprit national

 

Partout sacralisé l'écrivain national voit un culte s'élaborer autour de son nom, et de sa maison natale devenu musée. Cela prend la forme de commémorations orchestrées par des sociétés littéraires comme la Dante Alighieri. Le jubilé de Shakespeare avait déjà été célébré à Stratford-upon-Avon en 1769 par une fête populaire. Les Ecossais et même les Londoniens célèbrent le « Burns Day » le 25 janvier 1859 pour le centenaire de la naissance de Robert Burns et la même année l'Allemagne célébra Schiller. Florence fête les 600 ans de la naissance de Dante en 1865 en lui érigeant une statue place Santa Croce. Moscou inaugure celle de Pouchkine en 1880. Les obsèques grandioses de Victor Hugo en 1885 marquent un temps fort de ce culte des grands écrivains d'autant qu'il conduit à la panthéonisation. Après Voltaire et Rousseau sous la Révolution, la France célèbre ainsi ses grands hommes, ses grands romanciers comme Zola, et plus récemment Alexandre Dumas en 2002, en attendant Maurice Genevoix. Le timbre et le billet de banque ont jadis célébré les grands écrivains. Avec le billet de 5 francs Victor Hugo valait bien moins que Montesquieu ! Pour ses euros l'Union Européenne a évité ce procédé pour ne pas froisser en imposant une hiérarchie de valeur, ce n'est peut-être pas une mauvaise idée quand on voit l'Ukraine et la Russie rivaliser pour s'approprier Gogol ! Et puis chaque pays s'est mis à compter ses Prix Nobel...

 

L'écrivain national depuis 1914

 

Anne-Marie Thiesse nous montre amplement le choc des guerres mondiales et des dictatures sur les écrivains. « Le XXe siècle est une période de surpolitisation du littéraire » souligne-t-elle. La Grande Guerre a suscité une impressionnante mobilisation d'écrivains pour forger l'élan patriotique. La paix revenue, Romain Rolland publie dans l'Humanité du 26 juin 1919 un appel pacifiste qui accompagne la création du Komintern. L'auteure passe en revue les relations du fascisme, du nazisme et du stalinisme avec les écrivains. Le balayage n'oublie ni l'écrivain résistant ni le collabo sanctionné par l'épuration à l'issue de la Seconde guerre mondiale. Ces pages sont moins originales parce que les faits sont sûrement mieux connus.

Jusqu'ici l'étude est restée cantonnée à l' Europe mais les dernières pages proposent une ouverture vers les autres continents. Ainsi Jean-Paul Sartre invité à Yale en 1946 oppose-t-il l'écrivain américain à l'écrivain européen : « Nous étions écrasés, sans en être conscients, par le poids de nos traditions et de notre culture. Les romanciers américains, sans tradition et sans aide, ont forgé, avec une brutalité barbare, des instruments d'une valeur inestimable ». Sans aide ? Pas vraiment puisque le New Deal avait lancé des programmes en faveur des écrivains. Mais le mythe du grand roman américain était en train de naître en France, pays des écrivains engagés.

On ne pouvait enfin ignorer les effets de la décolonisation puis de la mondialisation. La première voit naître le dilemme de la langue de l'écrivain : sera-t-elle celle de l'ancien colonisateur ou une langue nationale dans une Afrique où l'Etat-nation n'existe pas vraiment ? La seconde voit la Chine de Xi Jinping compter sur ses écrivains pour vanter sa réussite : en fait beaucoup de pays rangent leurs écrivains nationaux parmi les outils du soft power à l'heure où se multiplient les manifestations culturelles autour du livre, fut-il numérique.

Sur ce marché mondial Haruki Murakami serait le contraire de l'écrivain national. Il s'est culturellement « dénationalisé » et selon un professeur de l'université de Kyoto il est devenu un « auteur japonais qui écrit des romans américains » ! — Je suis un écrivain japonais réplique Dany Laferrière, amusé, lui qui est le type même de l'écrivain mondialisé, né à Haïti, installé à Montréal, et membre de l'Académie française... 

 

Ce livre remarquable fourmille d'informations et de citations épatantes. Sa lecture est à la fois enrichissante et distrayante. Indispensable est ce livre savant, même si Anne-Marie Thiesse ne nous dit pas qui après Proust mérite aujourd'hui en France d'être qualifié d'écrivain national, ne citant ni Modiano ni Le Clézio ! 

 

 

Anne-Marie Thiesse : La Fabrique de l'écrivain national. Entre littérature et politique. - Bibliothèque des Histoires, Gallimard, 2019, 449 pages.

 

 

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