En situant son roman à New-York en 1910 Jeanne Benameur traite d’une manière originale le thème de l’immigration, comme un symbole de force et d’espérance. Ceux qui attendent sur Ellis Island portent leur fardeau de souffrance et d’humiliation, reliés encore à cette vie qu’ils ont abandonnée, angoissés de leur devenir. Cependant, en un jour et une nuit, sur cette terre nouvelle, ces migrants trouvent l’énergie nécessaire à se réinventer. Ils « dérangent le monde » ancien, bouleversent l’existence des américains, car « la vie ne doit pas s’endormir trop longtemps » ; le manque est nécessaire pour réussir. En faisant bouger les lignes des routines ils ouvrent ceux qui les accueillent au monde nouveau qu’ensemble ils vont construire. La narration illustre cette dynamique ; le récit chronologique et linéaire du début devient alternatif au fil des interactions entre les personnages, scandé par le « nous », le choeur des émigrés, frères humains dans la même aventure.
Ils sont partis, certains pour fuir misère et malheur, d’autres par choix, tous fascinés par l’Amérique. « Tarder c’est renoncer » à la liberté que leur promet le nouveau monde, à l’espérance d’une vie meilleure. Donato le comédien et sa fille Emilia ont quitté Vicence « par envie, par choix », laissant là-bas au cimetière, Grazia, l’épouse et la mère. L’Énéide inspire leur long voyage. Le père protège sa fille « au caractère ferme, au cœur violent », déterminée à vivre sa vie de peintre sans époux ni contrainte. Des liens se tissent au fil des rencontres : Emilia se rapproche d’Esther Agakian , l’arménienne seule survivante de sa famille décimée par le génocide. Elle rencontre Gabor, le bohémien « éternel migrant » joueur de violon. Leur étreinte fougueuse et sensuelle, dans « la joie sauvage du corps sans frein » les révèle à eux-mêmes. Pour tous ces émigrés, cette nuit est fondatrice : c’est l’interface entre passé et avenir, le temps suspendu où, dans la fraternité, chacun trouve la force pour se reconstruire. Seule la langue les rattache encore à la patrie perdue car « la langue dure, elle continue à réunir ». « Une langue est plus sûre qu’une maison. Rien ne peut la détruire ». La violence de l’accueil les blesse.
On restreint déjà l’immigration — « L’Amérique commençait à fermer les bras, elle avait ce qu’il lui fallait ». Dans « la crainte des fous et des anarchistes », marqués comme du bétail », on n’épargne pas l’humiliation des « tests infamants » à ces « miséreux invendables ».
Mais un jeune étudiant en droit passionné de photographie, Andrew Jonsson, s’intéresse aux émigrés. Lui-même descendant de migrants islandais cherche à comprendre l’exil de ses ancêtres dont son père jamais ne souffle mot. « Sa vie lui manque » et il n’ose avouer à sa mère son désintérêt pour l’entreprise familiale. La nuit, pour lui aussi, sera révélatrice. Amoureux d’Emilia il trouvera la « vaillance » de s’opposer aux projets maternels en prenant la défense des émigrés : « Il y a parmi eux des artistes, des professeurs, des scientifiques. Ils valent beaucoup mieux que notre compassion. C’est de notre respect qu’ils ont besoin ».
Tels un bienfaisant tsunami, les émigrés portent le vent de renouveau dont l’Amérique a besoin pour se transformer et embrasser le jeune XXe siècle. De son écriture sensible et sensuelle, J. Benameur sait redonner sa puissance à cette aventure migratoire. Cent ans après, « ceux qui partent » partagent le même rêve, mais aucun nouveau monde ne naîtra , hélas, de leur exil.
• Jeanne Benameur : Ceux qui partent. Actes Sud, 2019, 326 pages.
Chroniqué par Kate