Dans ce volumineux ouvrage, B. Lahire, professeur de sociologie à Normale Sup’, expose les résultats d’une enquête qui, de 2014 à 2018, a mobilisé dix-sept chercheurs afin d’interroger trente-cinq enfants de grande section de maternelle à travers la France et les adultes qui leur sont proches. L’objectif ? Rendre visibles les inégalités entre ces élèves et en mettre à jour les origines car « les enfants vivent au même moment dans la même société mais pas dans le même monde ». Ce n’est pas un scoop, mais en démontant sur le terrain les mécanismes de la fabrication des inégalités l’auteur espère provoquer « un choc sensible chez les lecteurs » et faire réagir les politiques.
Selon sa classe sociale, chaque enfant vit une enfance différente, ne construit ni les mêmes compétences ni les mêmes attentes. En conséquence les élèves de maternelle seront inégalement adaptables aux exigences du marché scolaire et professionnel et ne développeront pas la même conscience du monde. L’origine de ces inégalités se constitue dans le milieu familial ; puis l’école les cristallise : « Selon les quartiers et les propriétés culturelles générales des familles, les grandes sections ne réalisent pas, dans les faits, exactement les mêmes programmes ni ne se fixent les mêmes objectifs ». Le propos n’est pas neuf. Ce qui l’est davantage, c’est qu’au fil de la lecture des cas étudiés, on prend mieux la mesure des différences « abyssales » entre les enfants des diverses classes sociales et de la divergence de leur rapport au monde. Même s’il faut éviter toute catégorisation rigide, il appert que dans les classes populaires précaires les enfants sont peu préparés aux logiques scolaires. Soumis à une autorité parentale souvent coercitive ils développent peu leur langage et la capacité de penser par eux-mêmes. À l’inverse, les classes supérieures privilégient la performance, augmentent la prise de l’enfant sur le monde grâce à leur capital économique et culturel. En outre, la pratique du dialogue en famille décuple leurs capacités langagières. On y éveille l’esprit critique de l’enfant, tout comme dans les classes moyennes : très investies dans l’avenir du jeune, distancées de l’esprit de compétition, elles favorisent le bien-être intérieur et l’esprit solidaire. Selon B. Lahire, ces classes entre-deux « sont potentiellement à la base de modèles contre-culturels qui peuvent déboucher (...) sur de nouvelles manières de faire société ». On prend note !
Qu’y a-t-il de commun entre la petite Balkis, émigrée d’Espagne qui dort devant l’école dans la voiture de son père et Anaïs, fille unique d’un milieu aisé, qui alterne championnats de tennis et voyages long courriers ? Rien, juste leur sexe. Ces enfants « ne sont vraiment pas les mêmes enfants (...) À certains la vie ou la réalité augmentée, à d’autres la vie ou la réalité diminuée ». L’auteur se défend de tout misérabilisme : il se fait un devoir de rendre palpable cette enfance des inégalités qui privent d’avenir des enfants dotés de toutes les capacités cognitives nécessaires mais qui ne sont pas stimulés, afin que les responsables politiques « prennent le temps de s’émouvoir et de se scandaliser devant l’invisible spectacle de toutes les vies empêchées, limitées, devant toutes ces vies “diminuées”. Puisse ce livre contribuer à ce que l’ordre inégal des choses soit reconnu, contesté et contrarié » !...Vœu pieux ?
Maint contre-exemples prouvent que c’est par la base de la société que les inégalités sont battues en brèche, témoins l’épanouissement et la réussite d’enfants de familles défavorisées, en Seine Saint Denis ou ailleurs. Même s’ils sont encore peu nombreux, ces cas entretiennent la conviction d’une remédiation toujours possible quand les acteurs sociaux y croient, eux qui, à l’inverse des responsables politiques, vivent au quotidien « l’enfance des inégalités » .
• Bernard Lahire (dir.) : Enfants de classe. De l'inégalité parmi les enfants. Seuil, 2019, 1229 pages.
Chroniqué par Kate