Ce roman de Pearl Buck est avant tout l'histoire d'une femme, Madame Wu, en même temps qu'il nous présente une famille de grands propriétaires dans la Chine intérieure des années trente.
• Une héroïne et sa famille.
Le port altier et la voix forte, Madame Wu, Ailien de son deuxième nom, est une femme de caractère ; elle vient de fêter ses quarante ans et lasse d'avoir des enfants, elle a décidé de quitter le pavillon de son mari pour s'installer à l'écart et depuis ce pavillon de femmes diriger désormais la maisonnée en vrai général en chef, provoquant sans cesse les murmures ou grimaces de Ying sa fidèle femme de chambre. Elle décide de tout sans consulter personne — ou éventuellement sa bonne amie Madame Kang — et c'est ainsi qu'elle a choisi de recruter une seconde épouse pour le falot monsieur Wu qui n'ose jamais dire non à sa femme et qui à 45 ans se laisse aller sur une pente glissante vers une existence végétative. Puis, à peine la concubine imposée au mari et à la famille, elle décide de marier son troisième fils à une fille de son amie Kang pour que le garçon ne soit pas attiré par la nouvelle épouse de son père. Ainsi continue-t-elle de dicter sa loi jour après jour. Mais arrive le moment — vers le milieu du roman — où les dictats de Mme Wu provoquent des effets indésirables, le chaos pour tout dire.
Tout le clan a été choqué. La zizanie est dans les couples. Certes celui du fils aîné Lengmo reste dans les traditions à la satisfaction de Mme Wu, mais les jeunes couples de la famille battent de l'aile. Tsemo et Rulan se disputent sans cesse. Ils se sont rencontrés à Shanghai où Tsemo étudiait. Rulan est une fille moderne et éduquée, elle ne veut pas se laisser enfermer par les traditions chinoises. Elle ne veut pas d'enfant ou pas tout de suite. Pour Fengmo et Linyi ce n'est pas mieux ; ils sont mariés trop jeunes puisqu'ils n'ont pas osé désobéir à leurs mères. Linyi voudrait un mari lettré, sachant l'anglais, contrairement à sa mère analphabète par tradition. Avec l'accord de leur mère, Tsemo et Fengmo vont provisoirement s'éloigner de la grande maison. Tsemo travaillera à la capitale (c'est alors Nanjing). Fengmo partira étudier aux États-Unis. Autre problème : Mr Wu et Ch’iuming, la seconde épouse qu'on lui a imposée, ne s'entendent pas très bien. Avec son compère Mr Kang, Mr Wu part en goguette ; ils passent les nuits à la maison des fleurs : jeux, alcool et filles. Et précisément, là, il y a la jeune Jasmin, prête à tout pour quitter sa condition inférieure.
Déstabilisée, madame Wu sera assez intelligente pour réagir. Le médiateur du changement sera Frère André, un missionnaire chrétien en rupture de ban, d'abord convié à donner des leçons d'anglais, puis devenu en quelque sorte le confesseur ou plutôt le directeur de conscience de Mme Wu. Quand il mourra à la suite d'une agression de voyous xénophobes, Mme Wu réalisera qu'elle en est tombée amoureuse et toute sa vie désormais sera influencée par les principes de justice et d'humanité qu'il a essayé de lui inculquer.
Application pratique ? Mme Wu abrite les déshérités que Frère André avait recueillis, elle se rapproche de ses belles-filles, et après la mort accidentelle de Tsemo, encourage Fengmo, Rulan, Linyu et Ch’iuming à développer des écoles rurales sur les terres villageoises de la famille Wu. La grande transformation des apparences passe par leur façon de se coiffer et de se vêtir. De Rulan, on dira même qu'elle a l'air d'une communiste avec ses cheveux courts et ses habits de paysans.
• Une société millénaire au bord du changement.
Au début de la lecture il est difficile de situer l'intrigue à un moment historique précis car la référence à une intervention étrangère peut renvoyer à plusieurs dates. Plus loin, la mention du Parti révolutionnaire par Rulan renvoie-t-elle au parti de Sun Yatsen ou à celui de Mao Zedong (ni l'un ni l'autre n'étant nommé) ? Les choses ne s'éclaircissent qu'au chapitre XII : « Les gens de l'océan de l'Est attaquèrent la côte cette année-là » et « l'ennemi attaquait aussi par l'air » : on comprend qu'il s'agit de l'agression japonaise de l'été 1937 sur les provinces côtières. Ces événements obligeront le gouvernement à se replier vers l'intérieur du pays et Tsemo le suivra. Ainsi voit-on qu'Ailien a eu 40 ans en 1936, à l'incipit du roman.
Comme dans Vent d'Est, Vent d'Ouest, on entre dans une société où les traditions sont malmenées par la modernité. Le symbole le plus criant est à coup sûr celui des pieds bandés auquel Mme Wu, alors jeune fille, a échappé parce que son père parti en voyage à l'étranger en compagnie du puissant prince Li Hung Chang (1823-1901) est revenu avec des convictions novatrices juste à temps pour sauver sa fille de cette abomination et lui faire apprendre à lire. Plus généralement, la bataille pour l'éducation se trouve évoquée dans le roman. « Elle trouvera honteux qu'il ne sache parler aucune langue étrangère » estime Mme Kang avant de donner sa fille Linyi en mariage à Fengmo, le troisième fils de Mme Wu. Plus tard, celui-ci à son retour d'Amérique ouvrira des écoles dans les villages relevant de sa famille. Par ailleurs, le religieux européen a ouvert l'esprit de Mme Wu au monde et à la science occidentale — tel Matteo Ricci il disposait d'une lunette astronomique. Fengmo proposera de demander aux médecins étrangers d'instruire les infirmiers des villages des environs. Cette science importée est qualifiée de « magie » mais elle n'efface pas la religion traditionnelle : le prêtre taoïste continue d'assurer les obsèques, et les géomanciens de fixer la date des enterrements.
Malgré tous les changements, la lecture du roman nous fait bien prendre conscience des conventions qui organisaient pesamment la vie quotidienne de ces aristocrates et grands propriétaires formant l'élite de la société loin d'une Shanghai ouverte sur l'Occident. Hommes et femmes mangeaient à des tables séparées. Le roman se déroule donc largement dans un univers clos. Des cours, des couloirs, des chambres qui ne donnent que sur les cours : pas de vue sur l'extérieur. Et surtout, le luxe de la soie des vêtements et des tentures, le luxe des bijoux en or ou en jade, les meubles enduits du « vernis de Ning-Po », le grand nombre des serviteurs, certains étant qualifiés d'esclaves. La richesse de ce milieu hautement privilégié repose essentiellement sur la propriété foncière et le commerce des grains.
Ainsi, ce roman, comme plusieurs autres de Pearl Buck, nous procure un juste aperçu de la Chine d'avant les bouleversements qu'introduira la révolution communiste.
• Pearl Buck. Pavillon des femmes. (Pavillon of Women, 1946). Traduction de Germaine Delamain, Stock 1947, et Livre de Poche, 1973, 448 pages.