On disait autrefois des paysans qu'ils étaient “attachés” à la terre. Pearl Buck en fait la démonstration avec l'histoire de Wang Lung qui se passe dans l'est de la Chine, en plaine, là où les débordements des fleuves provoquent des inondations dramatiques, et où périodiquement, s'abat sur le pays une sécheresse extrême qui cause une famine tragique.
Wang Lung est d'abord un petit paysan qui vit seul avec son père. Ce dernier se débrouille pour trouver à son fils une femme travailleuse : ce sera O-len, jeune esclave qui était au service des Hwang, les grands propriétaires locaux. Suivent quelques années de bonnes récoltes, et la naissance de deux fils, et puis une sécheresse terrible. Le foyer parvient difficilement à surmonter la famine en quittant le village pour une ville plus au sud, où l'on parle avec un autre accent, et qui fait figure de pays de cocagne. Mais les Wang ne vont pas y rester : l'attachement du paysan à sa terre est trop forte.
Wang Lung rentre au pays avec de l'argent. Il a su profiter d'un épisode de guerre civile — le pillage d'une grande maison aristocratique — pour se trouver, quasiment sans l'avoir voulu, en possession d'un beau magot. Ça n'empêche Wang Lung et sa femme de continuer à travailler dur. Ils reconstruisent leur ferme. Wang Lung achète des terres aux Hwang à demi-ruinés. Il devient un paysan riche qui a besoin d'embaucher des ouvriers agricoles et ses deux fils aînés reçoivent une instruction solide. Habile et prévoyant, Wang Lung a su profiter des crises agraires pour s'enrichir. Il devient un grand propriétaire vivant de ses fermages et s'installe dans la grande maison des Hwang.
Mais le roman ne se limite pas à cette réussite matérielle. Il éclaire sur la condition féminine en Chine au début du XXe siècle et dans une moindre mesure sur l'évolution de la société. Devenu riche, Wang Lung s'aperçoit un jour que sa femme est une rustaude sans grâce ; alors il se met à fréquenter la maison de fleurs et tombe amoureux de la prostituée Lotus. Il l'achète et l'installe comme seconde épouse dans l'agrandissement de sa ferme avec sa servante Coucou.
« Par une journée radieuse et flamboyante de la huitième lune, c'est-à-dire à la fin de l'été, elle arriva chez lui. Wang Lung la vit venir de loin. Elle était dans un palanquin en bambou fermé et porté à dos d'hommes et il suivit des yeux le palanquin qui s'avançait en zigzagant sur les étroits sentiers à travers champs, et derrière le véhicule venait la silhouette de Coucou. Alors pour un instant il connut la crainte et se dit : — Qu'est-ce que j'introduis là dans ma maison ? »
Le lecteur est sidéré de constater le mépris avec lequel Wang Lung traite O-len et la candeur naïve qu'il manifeste pour l'autre, coquette, gourmande et parfumée. Mais elle n'est pas la seule parasite ! La fortune du paysan parvenu a attiré l'oncle qui devient un pique-assiette ainsi que sa femme et son fils. La tante s'entend très bien avec Coucou et Lotus. Toutes profitent de l'aisance de Wang Lung. L'oncle aussi d'ailleurs. Au point que Wang Lung discute avec ses fils sur les moyens de s'en débarrasser mais l'oncle s'avère être l'un des chefs d'une bande de voleurs, les Barbes Rouges, et sa présence à la ferme est une assurance pour la fortune de Wang Lung.
L'ascension de Wang Lung n'a pas été arrêtée par les intempéries. Le sera-t-elle par l'Histoire ? Après le fils cadet de Wang Lung c'est au tour de son neveu de s'engager dans l'armée. La guerre se rapproche. Le palais Hwang sert de casernement à un troupe sans gêne dont fait partie le neveu : il faudra faire de coûteuses réparations ! Mais la richesse de Wang Lung devenu vieux est considérable et ses fils — l'un devenu membre de la municipalité et l'autre négociant en grains — envisagent de vendre des terres pour développer leurs affaires.
Avec ses multiples rebondissements et ses dialogues toujours dans une langue soutenue, le roman de Pearl Buck s'inscrit dans la tradition de la littérature chinoise classique. C'est aussi une continuité des thèmes de la romancière qu'on peut souligner. Le palais aux soixante pièces des Hwang — où Wang Lung s'établit avec tous les siens — semble identique à celui qu'habitera Mme Wu dans Pavillon des femmes. La misère paysanne dont Wang Lung s'est sorti fait penser à celle où vit la Mère dans le roman homonyme. Les inégalités sociales sont ici encore bien décrites avec la coexistence de familles très fortunées et de domestiques et d'esclaves qui souvent sont des filles qu'ont vendu leurs parents ruinés : ce fut ici l'histoire d'O-len, mais aussi de Fleur de pêcher à qui Wang Lung âgé finit par succomber.
Pearl Buck reçut en 1932 le prix Pulitzer pour ce livre qui fut un énorme best-seller aux États-Unis. Elle écrivit une suite et La Terre chinoise devint une trilogie. Peu après le prix Nobel lui fut décerné, en 1938, alors que l'Amérique de Roosevelt s'était rapprochée du gouvernement de Chiang Kaï-chek en guerre contre le Japon, comme si Vent d'Est, Vent d'Ouest avait anticipé sur leur alliance.
• Pearl Buck. La Terre chinoise. Traduit par Théo Varlet. Payot, 1947, 375 pages. Réédité au Livre de Poche.