Sinistre, la vallée du roman ne le serait pas vraiment à considérer seulement le milieu naturel hautement montagnard ! Ce sont les hommes qui achèvent de donner une allure sinistre à ce coin des Carpathes. Administré par un commissaire, le secteur forestier est une zone spéciale qu'à l'Ouest on baptise rideau de fer : « Au long des ravines, ce n'étaient que tiges d'acier entourées de barbelés, piliers de béton, miradors et boyaux truffés de pièges, tout cela serpentant vers la crête rocheuse où passait la frontière… » La zone est donc aux mains des militaires ; des convois de camions remontent bruyamment la vallée ; une nouvelle caserne y est en construction. Plusieurs personnages ont grade de colonel comme ce Puiu Borcan rencontré à l'incipit et qu'on reconnaît à son parapluie noir. Il sera remplacée par une femme venue de la Dobroudja. Elle aussi colonel, Izolda Mavrodin dite Coca est entourée d'une sévère garde en uniforme, les « oisons gris ». Ce secteur forestier comprend une réserve d'ours qu'il faut nourrir : aussi des femmes cueillent champignons et fruits de la forêt et les acheminent à un centre de tri. Celui-ci, installé dans un vieux moulin, est à un moment administré par le narrateur (intermittent) qui a reçu le nom d'Andreï Bodor pour tenir lieu d'une identité abandonnée à sa descente de vélo, lui un étranger. Ainsi nourrit-on les ours de la réserve : un bien grand luxe à considérer la misère et les pénuries qui règnent dans cette vallée.
Les personnages du roman ont tous leur part de mystère comme Andreï Bodor dont on ne saura jamais le véritable nom et qui se voit confier plusieurs tâches successives. Les noms participent au dépaysement du lecteur : Zoltan Marmorstein, Géza Hutira, Géza Kökény, Nikifor et Elvira Spiridon, Bebe Tescovina, sans oublier Mustafa Mukkermann ni Aranka Westin. Andreï Bodor a pénétré dans la vallée à la recherche de Béla Bundasian, son fils adoptif, qui semble assigné à résidence au cœur de cette région pour un crime non-identifié, partageant la cabane de Doc le météorologue. D'un chapitre à l'autre on croise des gens plus ou moins bizarres aux activités parfois changeantes, et cela crée une atmosphère très particulière, contrôlée par un pouvoir bureaucratique tatillon et capricieux. Une plaquette d'identité en fer-blanc au cou de chacun des résidents souligne l'impression qu'on est au cœur d'une dictature. Ça fait penser à du Kafka (pour l'absurde) aussi bien qu'à du Volodine (pour les noms et l'atmosphère lugubre). Géza Kökény est « l'insomniaque veilleur de nuit qui, le jour montait la garde dans un mirador à la lisière du village ». Les gens s'observent avec des jumelles. Il y a des dénonciations, des interdits. Le coiffeur Gabriel Dunka est « l'un des rares habitants autorisés à conserver des ciseaux ». On est tenté de lire dans ce roman une allégorie du régime délirant de Nicolaï Ceaucescu.
La pénurie concerne à peu près tout dans cette région balkanique : les vêtements, les objets du quotidien, la nourriture. « Au bout d'un certain temps » dit Andreï « je sentis que j'avais faim et je fis donc tremper quelques champignons et des pommes de terre cuites, mais déjà sèches, dans l'alcool coupé d'eau. » Ce breuvage semble l'unique boisson et ce n'est pas sans danger : la cabane des gardes forestiers en retraite (et en quarantaine à cause de l'épidémie) s'embrase après leur ravitaillement dirigé par Coca Mavrodin, un épisode durant lequel un personnage perdit une oreille.
Difficile de dire quand l'histoire se situe précisément. On apprend que des personnages sont nés en 1936 (comme l'auteur) et qu'on se situe avant 1989-91 : les frontières paraissent verrouillées de partout et il est fait une fois mention de l'URSS. Le temps est scandé par les saisons : le calendrier est inutile, on n'en trouve qu'un vieil exemplaire. Quand vient, l'hiver les jaseurs, des passereaux venus du monde boréal, apportent la « fièvre toungouze » qui fait périr les montagnards. Peut-on échapper à ce monde oppressant ? Le jeudi Mustafa Mukkermann traverse la Sinistra avec sa cargaison de carcasses congelées venant de Pologne en direction de la Grèce. Il propose de laisser monter des clandestins dans son camion frigorifique. Mais pas de femme. Tant pis pour Elvira Spiridon...
Un personnage du premier chapitre, le Coq rouge : « baragouinait l'ukrainien, le roumain, le hongrois et le saxon ; sans doute ne possédait-il réellement aucune des langues parlées dans la région. » Bien que natif de Roumanie, plus précisément de Transylvanie, Ádám Bodor, lui, se contente du hongrois. Son attachement à l'identité et à la culture hongroises lui a valu de séjourner en prison entre 1952 et 1954. L'auteur s'est finalement réfugié en Hongrie dès 1982. La Vallée de la Sinistra est l'un des trois romans d'Ádám Bodor publiés par Cambourakis.
• Ádám Bodor. La Vallée de la Sinistra. Traduit du hongrois par Émilie Molnos-Malaguti. Cambourakis, 2014, 238 pages. [édition originale, Sinistra körzet,1992]