La Capitale de ce roman n'est autre que Bruxelles. Pour le lecteur c'est une promenade au cœur de Bruxelles, capitale d'un royaume nouvellement fédéral, mais aussi capitale d'une Europe pas encore fédérale. Dans la multitude de brasseries et de restaurants des environs de Berlaymont, on retrouve, seuls, en couple ou à plusieurs, les protagonistes de cette histoire, dont une majorité de fonctionnaires européens.
Voyons qui sont les personnages principaux. J'ai compté seulement deux Belges. Il y a David De Vried, enseignant retraité et survivant d'Auschwitz. Et puis l'inspecteur Émile Brunfaut, fils de résistant connu, appelé à l'hôtel Atlas pour enquêter sur le meurtre d'un inconnu. Le tueur est polonais, c'est Mateusz Oswiecki, agent d'un service secret, mais l'inspecteur Brunfaut ne le saura jamais car très vite le dossier lui sera retiré. On ne saura ni l'identité ni la nationalité de la victime, de même qu'on ne saura jamais pourquoi un cochon tout rose a déboulé dans le centre de Bruxelles, semant la perturbation et effrayant l'agent secret qui sortait de l'hôtel Atlas ! Survint alors le professeur Erhart, un économiste viennois, venu rejoindre un think tank pour plancher sur un projet de la Commission européenne. Autre autrichien, le Dr Martin Susman, qui s'installe place Sainte-Catherine, est employé à la direction de la Culture, où l'on retrouve deux grecques : la cheffe, Fenia Xenopoulou, qui en fait est cypriote, et sa secrétaire Kassandra. La directrice grecque s'estime sous-utilisée à la Culture, ayant perdu toute influence suite aux « sauvetages » de la Grèce ; elle cherche donc une occasion de relancer et booster sa carrière. Les Anglais — Mrs Atkinson et George Morland — n'ont jamais assimilé la règle du jeu (choisir d'abord l'intérêt de l'Europe, ensuite celui de son pays d'origine), d'ailleurs le Brexit est en route, et Morland est attentif à ce que tout projet communautaire capote.
Le XIXe siècle avait connu l'émergence du thème littéraire des ronds-de-cuir et bureaucrates. Avec ce dernier roman, Robert Menasse enrichit le thème classique avec ses eurocrates. Depuis cinquante ans qu'existe la Commission Européenne, son lustre s'est pas mal terni, au profit du Parlement, constate Fenia Xenopoulou. Il n'en faut pas davantage à quelques fonctionnaires européens par lancer un projet pour redorer le blason de la Commission. Telle est donc l'ambition de Fenia entourée de Martin Susman et d'un groupe de travail. Après une visite au camp d'Auschwitz, Martin Susman est plus que jamais convaincu que les horreurs des camps résultant du nationalisme et du racisme sont désormais obsolètes, grâce au puissant facteur de paix qu'incarne la Commission. Le projet viserait donc à réunir dans une même célébration les derniers survivants juifs d'Auschwitz et les mérites de la Commission. Mais comment retrouver le liste de ces survivants ? Même à Yad Vachem on n'en sait rien. Et Eurostat atteint le comble du ridicule.
Voilà le genre de projet sur lequel mise Fenia Xenopoulou pour faire progresser sa carrière ailleurs qu'à la Culture, elle qui vient de la direction de la Concurrence et lorgne sur la direction du Commerce. N'avait-elle pas réussi à quitter sa petite île natale pour gagner Athènes, et réussir des études qui l'avaient propulsée dans la capitale de l'Europe ? Le consultant Alois Erhart voit encore plus loin : il faudrait créer une nouvelle capitale, qu'on installerait symboliquement à… Auschwitz.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, l'auteur évite d'ennuyer le lecteur avec ces histoires d'eurocrates. Avec l'exemple du porc, on assiste aux rivalités entre tenants d'une politique communautaire innovante et partisans du chacun pour soi pour négocier l'ouverture du marché chinois. On voit aussi un peu le jeu des lobbyistes. Tous se régalent de rumeurs : par exemple, les grands groupes pharmaceutiques voudraient avoir la peau de l'homéopathie qui ne rapporte pas assez. Voilà qui est d'actualité !
Europhiles comme eurosceptiques pourront se laisser captiver par cet étonnant roman de l'autrichien Robert Manasse qui se termine par une indication optimiste : « à suivre ».
• Robert Menasse. La capitale. Traduit par Olivier Mannoni. Verdier, 2019, 438 pages.