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Quel ouvrage déroutant ! Il fut couronné d'un grand prix littéraire russe en 2011 et il se donne d'emblée les atours du roman épistolaire. Voilà qui peut séduire, ça ne court plus les rues. Bien jeunes encore, Sacha et Volodia se retrouvent dans une datcha, ils s'aiment, et… ils s'écrivent car très vite Volodia est parti à la guerre . « J'ai relu ta première carte » répond Sacha à Volodia – on n'est qu'à la page 11 – on s'attend donc à des courriers chargés d'émotion qui se répondront les uns les autres.

 

Or, les attentes du lecteur seront à la fois comblées et déçues. Volodia évoque sa guerre — « une denrée dont notre patrie sans peur et sans reproche a toujours eu à revendre » — or cette guerre est lointaine, c'est celle des Boxers, dans la Chine de 1900, quand une armée internationale (Russes, Allemands, Anglais, Japonais, etc) est venue donner une raclée aux nationalistes chinois qui ont attaqué le quartier des ambassades à Pékin et massacré les étrangers. La bataille fait rage du côté de Tien-Tsin. Les effets des tirs et des bombardements éclaboussent le lecteur de descriptions sanglantes. Volodia occupe un poste de secrétaire à l'état-major. Il rédige des courriers, des avis de décès adressés aux familles des soldats tombés face aux Boxers alias les Yi-Ho Touan. Dans presque chacune de ses lettres, Volodia insiste sur les râles lancinants des blessés et les inhumations hâtives des morts, sur les violences des Chinois, les tortures, et les exécutions sommaires en représailles.

 

On s'aperçoit assez vite que les lettres de Sacha ne se raccordent pas à ces lettres pleines du sang de ces combats lointains. La temporalité est rompue : Volodia reste coincé dans un conflit exotique quand Sacha raconte sa vie — une vie d'une durée imprécise, qui s'étend probablement sur quelques décennies, sans repères précis.

L'un et l'autre — mais Sacha surtout — détaillent à foison des souvenirs d'enfance, des anecdotes sur leurs familles désunies et leurs proches. Volodia évoque la vie de ses parents, la fuite de son père, la mère qui refait sa vie avec un aveugle que le jeune homme détestait — et Hamlet est son héros. Sacha a suivi des études médicales et exercé dans un hôpital. Son compagnon s'installe chez elle avec sa petite-fille qui suit des cours de danse classique. Ce sont des relations compliquées, puis une banal accident plonge Sonietchka dans le coma. Elle veille sur elle comme plus tard elle s'occupera des derniers jours de ses parents, depuis longtemps séparés. Ainsi la douleur, physique et morale, et la mort sont-elles aussi présentes dans les pages qu'écrit Sacha comme dans celles de son amant perdu. Seule la mort les réunirait.

 

Les aiguilles arrêtées d'une montre donnée autrefois à Sacha expliquent le titre de ce livre largement intemporel et universel (sans références majeures à la Russie et encore moins à l'Union soviétique). « Il ne me restait plus qu'à me choisir une guerre » notait Volodia tout au début : la guerre des Boxers n'était-elle pas une convention, un cadre imaginaire qui signifierait seulement : loin de Sacha ?

 

Mikhaïl Chichkine. Deux heures moins dix. Traduit du russe par Nicolas Véron, Éditions Noir sur Blanc, Lausanne, 2012, 360 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE
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