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“Vous pouvez dormir tranquille mon général… !”  Dans la série des fictions sur les dictateurs latino-américains, le roman de García Márquez est un sommet de littérature, et même un roman culte. Un vieux tyran est retrouvé mort dans son palais déglingué envahi par les vaches, les poules, les lépreux, les paralytiques et la végétation. Il est mort “de mort naturelle durant son sommeil comme l'avaient annoncé les écuelles des pythonisses”. Le roman retrace, par la voix d'un ou plusieurs témoins qui interviennent dans le récit, toute l'histoire du dictateur, — la vie, l'amour, la mort — en mélangeant bien les faits dans une écriture tourbillonnante.

 

Depuis Cent ans de solitude, on a qualifié de réalisme magique le style de García Márquez. Il semble ici encore plus abouti, sophistiqué et emberlificoté. Sortez tous les qualificatifs que vous connaissez : délirant, grotesque, ubuesque, baroque, tropical, énaurme... C'est une avalanche de délires : un style hors normes pour une tyrannie d'anthologie. Passé les débuts des chapitres, les phrases sans paragraphes deviennent de plus en plus longues pour ne faire de la dernière partie qu'un marathon de soixante pages. Il serait quand même dommage que le lecteur abandonne submergé par le tsunami de la prose de García Márquez…

 

Dans cette histoire incroyable d'un tyran pour le moins centenaire, l'incipit est déjà tout un programme : “Durant la fin de la semaine les charognards s'abattirent sur les balcons du palais présidentiels, détruisirent à coups de bec le grillage des fenêtres, remuèrent avec leurs ailes le temps stagnant intra muros, et le lundi au petit jour la ville se réveilla d'une léthargie de plusieurs siècles sous une brise tiède et tendre de grand cadavre et de grandeur pourrie. Alors seulement nous nous risquâmes à entrer…”

Pour découvrir quoi ?

 

Le général, “el macho”, est une figure de patriarche intemporel. Il est le successeur des caudillos des provinces qui se sont massacrés durant les guerres civiles. Son corps est monstrueux ; il a une hernie mal placée mais pas de lignes de la main. Avec le temps, il semble se métamorphoser quand des coquillages s'accrochent à son dos. C'est un personnage qui n'apparaît plus en public depuis des lustres sur le balcon de sa résidence. Le plus souvent il se cache, se terre, solitaire, dans son palais où chaque soir, il s'enferme dans sa chambre en fermant soigneusement ses triples verrous — scène qui revient comme un leitmotiv dans le roman. Un phare éclaire les fenêtres de son rayon vert, survolant un littoral désolé dont la mer a été retirée. Au matin, il ira écrire “Vive le général” dans les cabinets. Au début de son règne il ne savait pas lire.

 

Le dictateur, “général de l'univers”, sème la terreur et l'effroi sur son peuple. Il aime autant le pouvoir que les femmes. Il redevient un petit enfant timide devant sa mère Bendicion Alvarado, dont le passe-temps consiste à peindre des oiseaux, et à accumuler les richesses du pays. D' “innombrables maîtresses […] s'étaient succédé dans son harem”, mais une femme l'a dominé, Laetitia Nazareno, enlevée sous le nez des douaniers quand tout le clergé était expulsé. De novice, elle devint sa maîtresse, sa femme et la mère de son fils Emmanuel. Elle s'avère en revanche assoiffée d'honneurs et d'argent, s'appropriant les entreprises du pays. Des conjurés mettront fin à la corruption : Laetitia et son fils — nommé dès sa naissance général de division — seront dévorés par les chiens. Il fait des folies pour Manuela Sanchez à qui il rend visite pendant des mois et c'est pour elle qu'il fait passer la comète de Halley. Manuela fait son portrait : “Mon Dieu, quel homme lugubre, ai-je pensé” ; “…j'ai scruté sans pitié ses lèvres de chauve-souris, ses yeux muets qui semblaient me lorgner du fond d'un étang” : c'est bien “le vieillard le plus vieux du monde”.

Et en effet :

“…il se sentit plus vieux que Dieu dans la pénombre de cette aube de six heures du soir dans la maison déserte, il se sentit plus triste, plus seul que jamais dans la solitude éternelle de ce monde sans toi, ma reine, perdue à jamais dans l'énigme de l'éclipse, à jamais vraiment, car jamais par la suite durant les très longues années de son pouvoir il ne retrouva Manuela Sanchez de ma perdition dans le labyrinthe de sa maison, elle s'était éclipsée avec l'éclipse, mon général, on la vit, lui dit-on, dans un bal populaire de Porto-Rico…” (p.101 de l'édition Grasset).

 

Les ministres ont pris leur distance du palais présidentiel pour s'installer dans des tours de verre. Mais quand ils sont réunis dans la salle des audiences, ils tremblent devant lui — “Pas de conneries” dit le général ou encore “nom d'un bordel”. Victime de son âge, de son corps malade, le tyran a dû déléguer : ainsi se succèdent dans sa confiance Patricio Aragonès “son chien fidèle” et “son double parfait”, Rodrigo de Aguilar, enfin le glacial José Ignacio Saenz de la Barra. Tous sont destinés à tomber victimes de son pouvoir sanguinaire de Staline des tropiques. Tous envisagent de l'éliminer, mais ce n'est pas si facile…

 

L'arbitraire et le pouvoir absolu, sont les traits dominants de cette dictature ahurissante où les généraux ne font pas tous de vieux os. Un ministre qui avait eu toute la confiance du tyran s'est retrouvé servi en rôti avec du persil dans les narines pour le dîner des courtisans réunis au palais. L'assassinat de Laetitia Nazareno suscite arrestations, tortures, assassinats en masse. C'est l'horreur. Sous la direction de Saenz de Barra, jour après jour, les têtes coupées des opposants réels ou supposés sont adressées au palais, jusqu'au total de 918, livrés dans des sacs de noix de coco. Ceux-là n'ont pas connu le “supplice des prisonniers que l'on jette dans les fossés de la citadelle pour qu'ils soient dévorés vifs par les caïmans”. Témoins de la tricherie de la loterie nationale, beaucoup d'enfants sont embarqués sur un navire truqué qui explosera en mer pour les éliminer. Voilà un aperçu des macabres annales du règne du patriarche.

 

Bien évidemment, il réalise le pillage de l'économie nationale à son profit, au profit de sa mère, ou de sa femme. Bien évidemment, le pays est en faillite et tente de survivre avec les prêts des “Amerlots” dont les ambassadeurs arrogants se succèdent. Le patriarche ultra-nationaliste ne les écoute pas, d'ailleurs on dit qu'il est sourd. Alors, la mer côtière, ils l'ont prise en gage, en garantie des prêts irrécouvrables... Les relations avec les pays étrangers sont tendues, à moins que les ambassadeurs n'acceptent de venir perdre au loto avec le général en personne. Avec l'Église ça passe d'un extrême à l'autre, à une poussée d'anticléricalisme radical succède un retour triomphal d'une Église corrompue — des épisodes que certains attribueront peut-être à l'anticléricalisme de l'auteur — mais ici c'est l'influence de Laetitia Nazareno sur le vieillard amoureux, un homme inculte mais qui… apprécie le poète Ruben Dario et l'invite à donner un récital !

 

Gabriel García Márquez. L'Automne du Patriarche. Traduit par Claude Couffon. Grasset, 1976, Les Cahiers Rouges, 317 pages. Aussi en Livre de Poche.

 

 

Tag(s) : #AMERIQUE LATINE
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