On a parlé d'écrivains « ruralistes » pour désigner un certain nombre d'auteurs russes, comme Victor Astafiev et Valentin Raspoutine, qui ont publié dès l'époque de Brejnev, et qui étaient porteurs des valeurs traditionnelles, mais peut-être pas d'un style très raffiné. Né en 1937 dans un village au bord de l'Angara, près d'Irkoutsk, Valentin Raspoutine nous donne avec L'Honneur de Tamara Ivanovna son premier roman depuis la fin de l'Union soviétique. L'idée générale du roman n'est pas très originale — un crime d'honneur — mais s'y ajoute, outre une atmosphère sibérienne, l'intérêt pour l'époque rapportée, marquée par les premiers changements après la disparition de l'Union soviétique.
Tamara Ivanovna est une femme solide de quarante ans qui incarne la Russie en laquelle croit Valentin Raspoutine. Epouse du nonchalant Anatoly, elle a longtemps conduit comme lui des camions pour une coopérative locale de transport. Ils ont deux enfants, Ivan et Svetlana (Svetka) qui à dix-sept ans a quitté le lycée pour aller vendre sur le marché comme ses amies. Un soir, elle ne rentre pas à la maison. Avec Lida, une copine, elle a suivi un garçon, un caucasien, un de ceux qui vendent aussi des fruits et légumes sur le marché, et il l'a violée. Enquête en cours, avec le soupçon que le fautif sera vite relâché, Tamara fait irruption dans le bureau du juge d'instruction et abat le monstre qui a violenté sa fille. Puis elle se jette par la fenêtre. Elle ne sera condamnée qu'à six ans de prison sous les applaudissements de la foule à l'issue du procès. Elle a lavé son honneur.
Le roman nous éclaire sur la vie provinciale. Nous sommes à Irkoutsk, l'Angara coule tout près de la datcha de la famille. Le père d'Anatoly, Ivan Savelievitch, un ancien agent forestier, vit sur la datcha et s'occupe de cultiver son lopin de terre. Ses petites filles Doussia et Svetka viennent donner un coup de main. Le jardinage est une occupation importante pour toute la famille. Tamara qui a la main verte est fière de ses pommes de terres. Elles se retrouvent sur la table familiale. « Ils firent bouillir les patates et les saucisses, sortirent un bocal de concombres marinés du réfrigérateur où ils en trouvèrent un autre de compote de poire avec de gros morceaux de poire un peu moisie et un jus épaissi, des restes de fromage, d'airelle surgelée, et de bonbons dans une boîte qui y traînait depuis l'anniversaire de Tamara… » Les souvenirs d'une époque révolue reviennent dans la conversation. Après la mort de Staline, une famille s'est installée près de chez Ivan Savelievitch, le gars était un ancien déporté qui avait fait venir sa femme. « Ils se sont logés dans une misérable petite isba, mais après les voilà qui se mettent à construire à tour de bras. Et ça à l'époque où justement le gouvernement serrait la vis aux moujiks : crache ton dernier kopeck pour l'emprunt d'Etat, apporte le lait de ta vache à la laiterie collective, les œufs de ta poule à la coopérative du village, les lopins avaient été rognés avant l'époque de Khrouchtchev… » Ils menaient une vie simple dans une société égalitaire et statique depuis des décennies.
Mais aujourd'hui l'URSS n'est plus. Le roman se passe vers les années 2000 et donne à voir comment l'ancien monde soviétique est en train d'accoucher d'une Russie nouvelle où s'effacent certaines valeurs du passé. Depuis le gouvernement fatal de Gorbatchev, ce qui est russe est menacé par les influences nouvelles, venues de l'étranger comme les voitures qui ont envahi les rues de la ville. Par exemple, dans le bureau du magistrat Tsokol trône « un énorme et lugubre coffre-fort qui ne renfermait pas un seul secret, ne serait-ce que parce que dans le pays les secrets avaient été supprimés ; les murs étaient pareillement nus, sans chefs ni autorités ». Entendons : la glasnost est passée par là et on a enlevé des murs les portraits des Secrétaires généraux du PCUS. Au lycée, Ivan assiste même à des cours sur les droits de l'homme… Fini donc le temps de l'avenir radieux du communisme. Dès lors « les hommes ne vivaient plus dans l'attente du salut, mais dans celle de la catastrophe » et d'ailleurs « les papirossy n'existaient plus » regrette l'oncle de Svetka. L'individualisme s'est infiltré dans toute la société. « Tout l'édifice avait été ébranlé et ouvert aux quatre vents » — on parle même de réformer l'orthographe ! En buvant du « cognac », russe ou géorgien, Anatoly et son ami Demine jugent du changement : « Une période critique a commencé. Il n'y a plus ni force, ni volonté ni cette dignité dont tu parlais... Ils n'aiment pas leurs compatriotes, on peut même dire qu'ils les détestent et ils rampent devant les étrangers. » Bref, la société change, les pauvres et les riches s'éloignent les uns des autres. La criminalité progresse. Le juge Nikoline est assassiné à son travail.
Mais tout n'est pas perdu. Contrairement à ses copains, Ivan, qui achève ses études secondaires, se passionne pour la langue russe. « Cette langue est plus forte que l'hymne et le drapeau ». Pour un séjour à l'isba près du fleuve il emporte « un livre de proverbes du peuple russe et un dictionnaire de slavon d'église » dont il retire « une étourdissante extase ». Quel avenir pour lui ? « Il n'irait pas à l'université qui n'était plus une aurore lumineuse vous ouvrant les yeux sur le monde, mais un marché aux puces, une foire aux vanités et aux caprices ». A la fin du livre Ivan participera à la construction d'une nouvelle église au village natal de son grand-père. Tout n'est pas perdu pour la Russie orthodoxe.
• Valentin Raspoutine. L'honneur de Tamara Ivanovna. Traduit par Antonina Roubichou-Stretz. Préface de Georges Nivat. Editions des Syrtes, 2006, 276 pages.