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L'achèvement de la Reconquista a donné l'illusion d'une Espagne profondément unie et solide. Les Juifs furent expulsés à la chute du royaume de Grenade en 1492. En même temps les musulmans d'al-Andalus ou « Maures » connurent une nouvelle phase d'émigration ou de “conversion” au catholicisme. Désormais qualifiés de Morisques, leurs descendants furent finalement expulsés au début du XVIIe siècle.

 

Forte de ses colonies, l'Espagne des Habsbourgs domina l'Europe pendant deux siècles. Mais vers la fin du XVIIIe siècle, avant même l'indépendance de ses colonies américaines, l'Espagne des Bourbons parut s'endormir ; une sorte d'éclipse survint que de nombreux voyageurs étrangers — tel Théophile Gautier — analysèrent comme une dégradation de tout un peuple. Considérant la civilisation espagnole avec dédain, seul ce qui leur paraissait relever de l'Orient méritait leur intérêt et leur admiration. « C'est al-Andalus, modèle mythique suscitant chez eux des émotions, qui concentre tous leurs regards » constate Serafín Fanjul. Ils n'ont d'yeux que pour l'Alhambra, la Giralda, l'Alcazar et la mosquée de Cordoue. Ils décident que le regard fier des Espagnoles est un héritage arabe, comme le flamenco, les azulejos et la corrida ! Cette « vision d'opérette » serait apparue avec la génération romantique droguée à l'orientalisme. De là naquit la vision mythique d'al-Andalus, au passé paradisiaque où les trois cultures — les trois monothéismes — se toléraient avant que la Reconquista ne vienne tout gâcher. Mais ceci est principalement un conte de fées.

 

Sans nier l'existence de contacts positifs entre personnalités de l'élite des trois communautés, à certaines dates, et en certains lieux comme la Cour de Grenade ou Tolède, Serafín Fanjul s'applique méthodiquement, avec une grande érudition et un sens aigu de la polémique, à casser le rêve d'une charmante Arcadie créée sous domination musulmane dans la péninsule entre 711 et 1492. L'érudit arabisant s'en prend particulièrement à des auteurs comme Américo Castro (La realidad historica de España, 1954), ou Blas Infante (Andalucia desconocida, 1990) qu'il qualifie d' « idéologue de l'andalousisme », ou encore Antonio Gala qui présente l'Andalousie comme « un paradis perdu ». Le « mythe des trois cultures » aurait été forgé par des historiens, des poètes, des essayistes en raison de leur méconnaissance du passé musulman du pays et d'une acceptation éhontée du « politiquement correct » conduisant à accuser et dénigrer la culture espagnole et à rechercher systématiquement le bon côté de la domination musulmane passée qui aurait contribué à la formation du peuple espagnol. Même l'éminent historien Claudio Sanchez Albornoz (España, un enigmo histórico, Buenos Aires, 1957) ne sort pas indemne des critiques de Serafín Fanjul qui s'appuie sur une grande connaissance des auteurs et de la langue arabes comme de la littérature espagnole classique. Ainsi il apparaît que le vocabulaire du castillan et la toponymie du pays ne sont pas autant d'origine arabo-musulmane qu'on pourrait le croire à priori vu le nombre élevé de termes débutant par le phonème « al ». Quant à envisager la possibilité d'une quelconque « tolérance » de la part des émirs ommeyades, puis des envahisseurs almoravides et almohades, c'est pécher par anachronisme. La notion de tolérance ne prendra vraiment sens qu'à l'époque des Lumières. Juifs et Chrétiens en terre musulmane étaient simplement des « dhimmis », minorités reconnues comme telles, de statut « protégé » mais inférieur. Pour aller (un peu trop) vite, Serafín Fanjul le compare à l'apartheid. Quant à la violence, des guerres, des révoltes, des répressions, elle concerne tous les camps et n'est pas propre à cette région du monde et la haine a été permanente entre les communautés.

 

Dans ce gros volume qui regroupe deux titres parus séparément en Espagne — d'où un plan quelque peu déconcertant —, Serafín Fanjul traite tout particulièrement de la question des Morisques. Après la liquidation de Grenade, les derniers musulmans — les « Maures » — se convertirent par la ruse (taqiya) ou par la contrainte du pouvoir catholique en application du décret de 1502 suite à la révolte mudéjare de 1499. “Nouveaux chrétiens”, les Morisques, particulièrement nombreux dans le royaume de Valence, en ville plus qu'à la campagne, ne devinrent pas pour autant des sujets dociles. En 1568-1571, ils se révoltèrent dans les Alpujarras et cela aboutit une génération plus tard à leur expulsion ordonnée par Philippe III en 1609. Ces musulmans plus ou moins mal convertis et acculturés avaient une situation sociale médiocre et ils étaient jugés complices des raids barbaresques sur les côtes du Levante. Leur départ ne sera en rien responsable du futur affaiblissement de l'Espagne quand la manne monétaire venue d'Amérique se tarit — une Amérique coloniale où d'ailleurs les Morisques étaient interdits d'émigration par le gouvernement de Madrid, la Casa de Contratación de Séville contrôlant tous les départs de la péninsule vers le Nouveau Monde. L'ancien territoire d'Al-Andalus ne sera pas non plus dépeuplé par l'expulsion des Morisques : les autorités pousseront leurs sujets “vieux chrétiens” à venir de Castille, du Léon, des Asturies, etc, pour repeupler les campagnes du sud de la péninsule.

 

Au total, voilà un livre qui régalera tous les amateurs de polémiques sur notre passé. Tel un nouveau Don Quichotte, Serafín Fanjul pourfend vaillamment même les auteurs de romans historiques ! Et surtout voilà un livre extrêmement détaillé sur la genèse de l'Espagne et qui montre, s'il en était besoin, que la construction du récit national comme sa déconstruction ne sont pas une mince affaire.

 

Serafín Fanjul. Al-Andalus, l'invention d'un mythe. Traduit par Nicolas Klein et Laura Martinez. L'Artilleur, 2017, 700 pages. Comporte des cartes et une chronologie.

 

Tag(s) : #HISTOIRE GENERALE, #ESSAIS, #ESPAGNE, #LITTERATURE ESPAGNOLE, #MONDE ARABE
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