En 2012, Vladimir Poutine fut (ré)élu Président de la Fédération de Russie. L'événement — très prévisible — fut précédé d'une campagne électorale marquée par d'innombrables manifestations d'hostilité.
• Une famille russe
C'est dans ce contexte que Roman Sentchine situe son roman pour lequel il a emprunté le biais de l'autofiction familiale : le père, la mère, et leurs deux filles, Dacha élève du lycée et Nastia encore à l'école primaire. On hésite entre deux hypothèses. L'une est que le choix de l'autofiction donne au livre la vérité d'une confession, et l'autre que c'est un habile moyen pour l'écrivain de camoufler ses convictions derrière les préjugés d'une famille comme beaucoup d'autres. Pas réellement toutefois car l'appartement du romancier voit défiler un écrivain, un poète, une traductrice, ce qui les situe dans l'intelligentsia comme on disait autrefois. Leur culture ne se résume ni aux programmes de la télévision ni aux jeux sur l'écran de l'ordinateur ou de la tablette : Dacha joue du basson et apprend le piano. On récite des poésies pour les anniversaires. On tente de maintenir les traditions culturelles mais aussi les autres : on ressort un vieux proverbe patriotique : « Qui boit de la bière et du vin, avec l'ennemi ne fait qu'un » — d'où l'on conclura que le vrai Russe ne devrait boire que de la vodka.
• Un pays en déclin
Les parents ont quitté la région de Touva pour fuir l'hostilité des autochtones non-Slaves. Aussi Dacha, qui consulte les données démographiques sur Internet pour compléter son cours sur la géographie de la Russie, s'alarme-t-elle du baby-boom des minorités non-Russes contrairement au recul démographique de la population slave. Elle calcule qu'à long terme son pays risque de disparaître et les discussions des parents ne la rassurent pas. « La partie européenne se fond dans l'Europe, le sud du pays dans le monde musulman, la partie orientale dans la Chine. Nous nous fondons dans ces pays économiquement, psychologiquement, religieusement. Et c'est douloureux d'assister à ça, de le vivre. » Selon le père il est clair que tout va mal, et si telle production industrielle augmente c'est seulement le fait d'usines étrangères. Selon la mère, les immigrés venus du sud s'infiltrent partout. La tante émigrée en Belgique renchérit. Bilan : « au fond l'Europe n'existe déjà plus, c'est le monde arabe ».
Dacha s'intéresse aussi à la Crimée. La famille s'y rend habituellement pour les vacances d'été et Dacha découvre avec horreur sur wikipedia que l'on a commis des massacres vers 1920 justement là où ils vont à la plage : Koktebel, Eupatoria… Elle rêve de week-end à la campagne, mais la famille n'a pas de datcha près de Moscou à la différence des “nouveaux Russes”, même pas de grande maison de ville comme les parents de sa copine Alia dont le père à fait fortune. « Excuse-moi si je ne suis pas un gangster rescapé des années 1990 comme le père d'Ania » remarque Roman, qui ajoutera à un autre moment que les écrivains ne vivent pas dans la Russie de Poutine comme au temps de l'Union des écrivains qui leur attribuait des datchas. Cela n'est plus d'actualité et Roman s'énerve : « Akounine est presque devenu la conscience de la nation ! Et je ne serai pas étonné le jour où le peuple commencera à écraser les écrivains comme des parasites ».
• Une société sans boussole
La famille lui transmets donc une vision négative de l'histoire récente du pays. « Il y a eu de telles guerres au XX° siècle, sans compter les répressions, les purges » et « Le peuple russe, malheureusement, vit une époque de décadence ». Depuis que le communisme s'est évaporé, c'est comme si une sorte de vide politique s'était répandu. «…on ne nous donne pas de repères, pas de but. Nous ne savons pas pourquoi nous vivons ici, dans cette immense, cette vaste Russie, vers quoi nous allons, ce qui attend nos enfants... Et, surtout nous n'avons pas ce qui est indispensable à tout État : une idéologie. »
Si le présent est consternant, il reste la nostalgie de la grandeur passée de l'empire russe. Les parents se glissent dans la peau des “patriotes” qui cumulent les préjugés anti-occidentaux et le racisme anti-musulman (au point que la traductrice avoue dans une préface qu'elle a hésité à se charger du travail). Roman et sa femme en rajoutent sur l'idée du déclin irrémédiable du pays mais ils divergent constamment sur le remède. « Vive la Russie ! » martèle la petite Nastia.
• Avec ou contre Poutine
Eltsine hier, Poutine aujourd'hui ? Une bande de voleurs en a remplacé une autre au pouvoir, estime le père. Alors les parents de Dacha rejoignent toutes les manifestations anti-Poutine… tout en se lamentant sur le déclin qui serait encore pire avec d'autres leaders (Nemtsov, Navalny par ex.).
Alors Dacha voudrait bien savoir sur quel pied danser tandis que se déroule la campagne électorale où les rivaux de Poutine sont soit « des clowns » soit « de faux candidats ». À son lycée, la moitié de la classe vilipende Poutine, alias « VVP », et l'autre moitié l'adore. Ses parents s'inquiètent de l'anticapitaliste Oudaltsov jeté en prison après une manifestation, et quand il est libéré sa mère se précipite pour lui offrir un bouquet de fleurs devant les caméras de la télévision. On les retrouve en train de défiler avec les anarchistes comme avec les libéraux. Dacha pose des question, consulte wikipedia pour en savoir plus : elle découvre les exactions passées au temps de la guerre civile et du stalinisme. Cela l'effraie. Son père en rajoute en lui rappelant les exécutions à Moscou du temps de Staline. Serait-il possible que ces drames puissent se reproduire ? Avec une telle famille, on imagine que Dacha, qui s'intéresse déjà aux performances contestataires des Pussy Riot, va à son tour se lancer dans la contestation. À la cathédrale du Christ-Sauveur, ses idoles chantent « Vierge Marie, chasse Poutine ! ».
On connaît la suite…
• Roman Sentchine. Qu'est-ce que vous voulez ? Traduit du russe par Maud Mabillard. Éditions Noir sur Blanc, Lausanne, 2018, 223 pages. - En appendice, chronologie et biographie des personnalités citées.