Une image de la Russie revient souvent : la taïga traversée par des fleuves coulant vers l'Arctique : l'Ob, l'Iénisséï et son affluent l'Angara. Sur ces fleuves des barrages immenses alimentent des centrales hydro-électriques énormes, derniers vastes chantiers d'une URSS qui avait autrefois affirmé que le communisme c'étaient les soviets plus l'électricité. Valentin Raspoutine avait publié L'Adieu à Matiora à l'époque de la mise en service du barrage de Bratsk et de son usine d'aluminium. Une génération plus tard, c'est à lui que Roman Sentchine dédie La Zone d'inondation : Pyliovo, un village parmi d'autres, va disparaître sous les eaux du lac de retenue du barrage de Bogoutchany, dernier chantier en aval de Bratsk sur l'Angara (d'où la photo aérienne en couverture). Effectivement, entre 2008 et 2012, sous l'impulsion d'hommes d'affaires en cheville avec le trust de l'aluminium Oleg Deripaska, le chantier interrompu par la chute de l'URSS est repris et achevé. Né dans la République de Touva en 1971 et installé dans la région de Krasnoïarsk, Roman Sentchine connaît bien cette société sibérienne aux racines rurales très fortes et La Zone d'inondation met en scène avec un réalisme abouti les réactions des villageois de Pyliovo, mettant en avant certains d'entre eux, usés par le temps et sidérés par la modernisation. Au bout d'un certain temps, une journaliste de Krasnoïarsk s'intéresse à leurs plaintes et récriminations, mais ce n'est pas çà qui arrêtera la montée des eaux.
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Le récit commence avec la mort de Natalia Sergueïevna Privalikhina. Ses voisins prévoient d'organiser ses obsèques à l'ancienne et vont creuser la tombe au cimetière. Mais sa fille arrive de la ville et impose de ramener le corps. Cette séquence est lourde de conséquences pour les villageois ; ils prennent alors conscience que la fin du village est possible, sans bien comprendre jusqu'à quel point les eaux vont monter. Ils sont « contaminés par cette inquiétude ». Bientôt, l'administration régionale organise le déplacement des habitants et des morts. Irina Viktorovna tue toutes ses poules sauf la Noire qu'elle emmènera en ville. Aux vivants on propose des appartements dans des villes et des bourgs. Aux morts on organise le transfert dans le cimetière du chef-lieu provincial.
C'est un déchirement. C'est un déracinement. Au village, chacun vivait dans son isba, produisait ses pommes de terre, coupait son bois pour l'hiver, prenait son bain de vapeur dans sa bania, allait à la pêche en rêvant de prendre des taïmen, cueillait des champignons, des airelles... On faisait des stocks à la cave sous l'isba. On survivait ainsi de trois fois rien. Mais de quoi vivrait-on demain en ville ? A quoi s'occuperait-on ? Les déplacés, souvent âgés, n'ont aucune idée des activités possibles dans la vie urbaine moderne.
La journaliste Olga Borissovna, dont la culture n'a pas grand chose à voir avec celle des retraités, des paysans et forestiers de Pyliovo — elle écoute des chansons du groupe Era — ne comprend pas tout de suite ce fossé culturel et les problèmes des villageois. Pour elle, ces grands travaux d'équipement représentent d'abord une avancée de la modernité. « Le temps était fini où chaque famille avait sa vache, ses cochons, ses poules et ses moutons ». Elle a du mal à concevoir le mécontentement de villageois qui « se mettaient en tête de freiner le progrès ». Elle est pleine de certitudes sur la modernité. « Combien d'enfants grandissaient pour mener une vie médiocre dans ces cambrousses sans musées, théâtres ou écoles de sport ; combien de talents étouffés, d'idées pourrissant dans l'œuf, de forces, d'aspirations enfermées à tour dans les hameaux reculés du pays. De nombreux livres avaient été écrits à ce sujet au dix-neuvième siècle, mais peu de choses avaient changé. La Russie restait, aujourd'hui encore, composée de hameaux en marge de la civilisation. »
Mais à force d'enquêtes sur le terrain, Olga découvre que ces relogements ne se font pas vraiment avec équité, que certains habitants sont injustement traités. Ses enquêtes sur les « noyés », comme on commence à les appeler, suscitent aussi des oppositions de la part des responsables régionaux. Le renouvellement rapide de certains responsables cache des scandales de corruption. On tait la maladie qui frappe Alexeï Brioukhanov après qu'il a participé au transfert du cimetière. On finit par recourir à la violence pour régler le cas de Dmitri Masliakov le patron de la scierie qui refuse la proposition des autorités pressées de faire disparaître toute trace de résistance au cas où Poutine lui-même se déplacerait pour inaugurer la nouvelle centrale.
Outre des considérations politiques — « cette glasnost sans fin n'a rien apporté de bon » réplique à la journaliste un colonel, cadre de l'administration régionale — c'est sur la fin d'une vie paysanne traditionnelle, la puissance de la nature et le tournant de notre civilisation que le roman insiste. Jusqu'ici, « les petits villages de quelques isbas se vidaient, et la taïga sombre et humide s'abattait immédiatement sur les terrains autrefois arrachés à la forêt… » Et maintenant, c'était la mise en eau du barrage qui venait effacer les traces du passé tandis que le petit-fils d'Ignati Andreïevitch jouait avec son iPhone au lieu de préparer Pâques.
• Roman Sentchine. La Zone d'inondation. Traduit par Maud Mabillard. - Les Editions Noir sur Blanc, 2016, 355 pages.