On sait que l'académicien Andreï Makine est né au cœur de la Sibérie. Mais c'est au bout de la taïga, et au bord de la mer d'Okhotsk, dans un milieu hostile et fascinant que nous emporte cet époustouflant roman d'aventures, version russe du western d'antan et du nature writing à la mode.
En 1952, tandis que la guerre de Corée fait craindre le pire, Pavel Gartsev, qui garde de la Grande guerre patriotique une brûlure au cou, est rappelé comme réserviste. Il part pour des manœuvres en Extrême-Orient dans la région de Tougour, quasiment déserte, au fond d'un fjord qui ouvre sur l'archipel inhabité des Chantars. Très vite, le soldat Pavel, qui ne s'est pas distingué par une discipline rigoureuse, se trouve embarqué dans une opération de recherches assez rocambolesque pour lui faire oublier la trahison d'une femme. Un zek s'est enfui du camp de prisonniers le plus proche, qu'il faut ramener vivant pour lui infliger le châtiment suprême devant ses camarades de souffrance à titre d'exemple et d'intimidation. Louskass, l'officier qui a le blanc-seing du Parti et un passé de tortionnaire, dicte la tactique au groupe qui comprend Ratinsky le lèche-bottes, le bonasse commandant Boutov, et — dans le rôle de boucs émissaires si l'expédition capote — les soldats Gartsev et Vassine ; ce dernier est chargé du chien Almaz qui sera la première victime de la traque insensée, jamais bien loin d'un grand fleuve. Le pourchassé connaît bien le terrain, et les poursuivants tombent dans ses pièges et ses feintes. Blessés l'un après l'autre, les militaires regagnent leur base en radeau et Pavel Gartsev reste seul à poursuivre le fuyard... Mais le zek évadé n'est pas du tout ce que l'on pouvait imaginer.
L'histoire de cette traque est un récit dans le récit. Gartsev s'est confié, une vingtaine d'années plus tard, à un jeune homme qui a réussi à gagner sa confiance et qui est tellement impressionné par sa confession qu'il peut avouer en guise d'incipit : « A cet instant de ma jeunesse le verbe “vivre” a changé de sens. Il exprimait désormais le destin de ceux qui avaient réussi à atteindre la mer des Chantars. Pour toutes les autres manières d'apparaître ici-bas, “exister” allait me suffire. » La traque a effectivement constitué pour Gartsev une initiation exaltante à une vie pure et sauvage à l'écart de la civilisation, puisqu'elle aboutira justement à cet archipel que les glaces ou la furie des vagues protègent de l'invasion des curieux, des militaires ou des touristes. Mais jusqu'à quand ? Andreï Makine nous attire facilement sur les pas de ses personnages par une écriture très fluide, qui ne perd pas son temps en adverbes et adjectifs. C'est magique.
• Andreï Makine. L'archipel d'une autre vie. Seuil, 2016, 280 pages.