Il était une fois un pauvre docker loqueteux et plein de sagesse... nommé Dérangé « comme on m’appelait à mon insu », parce que « dans ma chienne de vie j’ai toujours dérangé ceux que dérangent les vies rangées ». Pieds et poings lié au fond d’un container en partance, il revit les derniers jours de sa misérable existence. Pauvre, ses sept chemises trouées portant chacune un jour de la semaine l’ont transformé en éphéméride — « les gens lisent sur moi comme sur un calendrier ».
Méprisé des autres dockers, il se bat chaque jour pour trouver du travail dans le port de Mutsamudu, la capitale d’Anjouan et rivalise avec un trio de hâbleurs, les Pipipi, qui se gaussent de lui. Mais voilà qu’il croise la femme d’un client, nymphomane et manipulatrice, et en tombe amoureux — « j’ai senti tout à trac quelque chose s’animer à tout risque dans mon pantalon comme un serpent »... Gagnant d’une stupide course de chariots contre le trio, la belle l’invite « avec accortise » — avec grâce — à une nuit d’amour.
Dérangé refuse et s’enfuit. Le lendemain la femme fait courir le bruit qu’il l’a violée. Battu à mort par la foule, le pauvre docker reprend ses esprits dans le container. Comme dans toute tragédie, l'incipit ouvre sur le dénouement ! Zamir mêle le comique au tragique, le scatologique au poétique et la truculence rabelaisienne flirte avec les mots désuets pour esquisser la silhouette d’un homme certes démuni mais vertueux, qui n’a jamais hésité à dénoncer les fourbes, les hypocrites, ceux qui « sont faits pour déranger et non pas pour être dérangés » : « je l’ai fait savoir, (...) voilà mon péché ». Il jette sur les êtres un regard lucide et amer ; lui l’humaniste, rêve au « meilleur des hommes, à celui qui cherche non seulement à étreindre un rayon de soleil (...) mais surtout à le partager. Sans arrière-pensée. En inondant de lumière la nuit des autres ». Il rêve de « partir loin de ce monde plein de fange où tout perd sa valeur et devient objet matériel, où l’objet matériel se fait idolâtrer beaucoup plus que l’être humain et où l’humanité au milieu du tout et du néant ne pèse point un grain »... Ce sage accueille avec ferveur la beauté du monde, l’odeur de la mer, « cette odeur thalassique qui (...) me solaciait — me consolait — quand je me sentais tourmenté ».
On s’esclaffe, oui, en lisant ce récit. Mais on songe aussi. Comme Molière et les grands conteurs, Zamir sait divertir son lecteur déboussolé pour mieux l’amener à regarder ce monde où « Tout est chienlit. C’est certain ».
• Ali Zamir. Dérangé que je suis. Le Tripode, 2019, 190 pages.
Prix du roman France Télévisions 2019.
Chroniqué par Kate