En juillet 1986 un jeune turc de quinze ans, Cem Bey, travaille comme apprenti puisatier afin de financer ses études. À Ongören, le bourg voisin, il tombe amoureux d’une femme rousse, Gulcitan. Les deux fils de son destin se nouent : Cem ne porte pas secours à son maître Mahmut tombé au fond du puits et il engrosse sa maîtresse d’une nuit. Il a symboliquement « tué le père » et son fils, Enver, le tuera. Que voilà une belle mécanique tragique de la condition humaine car le passé nous rattrape toujours et « personne ne peut échapper à son destin ». O. Pamuk interroge les relations entre père et fils et explore les tourments d’une conscience coupable dans la Turquie moderne où prévaut l’individualisme, où les stambouliotes ne savent plus la sagesse des anciennes fables. Entre le réalisme minutieux des descriptions et le merveilleux du légendaire, O. Pamuk sait fasciner son lecteur.
« Nous voulons un père fort, ferme et constant », s’exclame Cem, l’inverse du sien. Akin, pharmacien et opposant gauchiste, a connu la prison avant de disparaître vers d’autres amours. Jamais il n’a manifesté d’affection ni d’autorité à son fils. À l’inverse, Mahmut le puisatier célibataire fait fonction de substitut paternel, — « il s’occupait de moi comme jamais mon père ne l’avait fait » —. Il réprimande l’adolescent qui « fulmine » alors... Et lorsque par accident le puisatier reste bloqué au fond du trou, Cem n’alerte personne et avoue « je ne savais pas pourquoi j’avais agi ainsi », par égoïsme, dans l’impatience d’entreprendre ses études, de vivre sa vie. Il fuit lâchement le plateau, toutefois « assailli d’une culpabilité infinie ». Oedipe, dont la légende obsède le jeune homme, était, lui aussi innocent. De même Rostam, ce roi persan qui tua sans préméditation son fils Sohrab dans « Le livre des rois ». De même Enver, fils de Cem à qui Mahmut servit aussi de substitut paternel et qui assassina son père par accident.
Autant d’étranges similitudes marquées au coin du destin. Mais Cem avait quinze ans et alors qu’il fuyait le puits, il l’avoue « mon coeur fut traversé par une sensation de liberté... un sentiment mêlé de soulagement et de culpabilité ». Et d’ajouter : « je commençais à faire comme s’il ne s’était rien passé ». Il ancre sa réussite sociale sur le déni ; devenu ingénieur, marié à Ayse, leur entreprise remplace cet enfant qu’ils n’ont pu avoir. Malgré tout la souffrance et la culpabilité le rongent et Cem éprouve le besoin de retourner à Ongören affronter sa vérité. Il s’y rend pour un projet immobilier. Il apprend des anciens du quartier que le puisatier n’est pas mort dans le trou mais que sa lâche fuite a eu un témoin : la femme aux cheveux roux... Tout le roman s’articule autour d’elle. À l’époque comédienne au « Théâtre des légendes édifiantes », scène ambulante et engagée, elle aura été la maîtresse d’Akin avant de déniaiser Cem et de l’initier au pouvoir des fables car « les choses que vous entendez dans les contes populaires finissent toujours par arriver ». Elle insufflera à son fils Enver la force de devenir l’écrivain que son père avait rêvé d’être...
Dans ce roman O. Pamuk évoque l’expansion d’Istanbul et l’évolution des mentalités. Cem ne reconnaît pas Ongören, engloutie dans la « jungle urbaine », hérissée de nouvelles constructions. Les jeunes stambouliotes sont ces « Turcs européanisés qui revendiquent la laïcité pour être quittes de tout lien avec Dieu, pour assouvir leurs vices la conscience tranquille, en mettant cela sur le compte de la modernité ». C’est le triomphe de l’homme moderne, de l’individu qui se construit sans père dans « la jungle des villes », sans filiation, oublieux des valeurs ancestrales.
« Le livre doit être à la fois profond, sincère et mythique » conseille la femme aux cheveux roux à son fils. Ce roman en est la preuve, profond dans son analyse de la nature humaine ; mythique grâce aux nombreux récits fabuleux qu’il révèle ; sincère enfin quand l’auteur semble déplorer, par le truchement d’Enver, que les stambouliotes contemporains attirés par l’Europe, ignorent leur richesse identitaire, à l’inverse de l’Iran qui s’en nourrit encore et toujours.
• Orhan Pamuk : La Femme aux cheveux roux. Traduit par Valérie Gay-Aksoy. Gallimard, 2019, 297 pages.
Chroniqué par Kate
Voir aussi d'O. Pamuk « Istanbul. Souvenirs d'une ville ».