Dix-huit nouvelles écrites principalement dans les années cinquante forment ce recueil au titre repris de l'une d'entre elles. Il donne un panorama du savoir-faire de l'auteur, avec un ironie parfois mordante et quelques situations déconcertantes. Au fil des nouvelles quelques thèmes peuvent se distinguer.
Ces nouvelles sont très différentes les unes des autres. « Le puissant père d'Ondine » est moins une nouvelle qu'un essai sur le Rhin, reliant les buveurs de vin du sud aux buveurs de schnaps du nord : avec Cologne, petite patrie de l'auteur, au carrefour des deux traditions. Certaines nouvelles appartient à la littérature de l'absurde. Dans « Des hôtes déconcertants », un couple héberge un hippopotame dans la baignoire de la salle de bain (petit l'hippopotame quand même...), un lion dans la cuisine et à la cave un éléphant confié par un directeur de cirque en faillite. Absurde encore quand le narrateur est un objet ; la nouvelle « Le destin d'une tasse sans anse » est racontée par une tasse emmenée à Rome par un archéologue ; le déménagement à Hambourg lui coûta cette anse si utile, qu'on y boive du café ou du schnaps. Également construite autour d'un objet, « Les aventures d'une musette », est à mon sens plus piquante. Le soldat prussien Joseph Stobski est tombé en Flandre en 1914. Récupérée par un soldat britannique, sa musette passa en Angleterre, puis de propriétaire en utilisateur, survécut à une guerre en Amérique du sud avant de rentrer en Allemagne : « et c'est ainsi qu'un matin d'avril 1945 [Mme Stobski] trouva sur le seuil de sa maison un adolescent blond qui étreignait de ses mains serrées une musette délavée. »
Parmi les thèmes fréquents figurent la justice et le travail. Une fillette ne veut pas toujours être la victime des jeux de son frère (« Un drôle de cirque » qui ouvre le recueil et date de 1950). Un professeur n'a pas à s'approprier en douce les travaux de ses étudiants (« Pas une larme pour Schmeck »). Un autre enseignant se souvient de l'examen d'entrée dans le secondaire (« Daniel le Juste »). L'importance du travail revient souvent chez cet auteur qui a vécu la reconstruction au temps de la République Fédérale (« Il va se passer quelque chose »). Ainsi, après les obsèques de son patron, un employé découvre sa vocation et devient « porteur de deuil professionnel ». Un autre salarié ne trouve pas juste d'être augmenté… suite aux négociations syndicales (« Reportage souhaité ») : c'est le contraire de ce que les économistes appellent “la théorie du passager clandestin” !
Deux nouvelles enfin ont ma préférence. Reprenant le schéma ternaire croissance, apogée et chute, « La Gare de Zimpren » est une allégorie économique et sociale. La découverte du pétrole est à l'origine de cette gare justifiée par l'essor du trafic. Le boom économique en fait une ville-champignon et les propriétaires sourient à la spéculation foncière. Seule exception : « une sexagénaire, la veuve Klipp, qui continua de cultiver ses terres avec son domestique, un faible d'esprit du nom de Goswin… » Le gisement épuisé, reste à gérer les emplois liés au chemin de fer, — le chef de gare voudrait être muté — , tandis que la veuve Klipp récupère enfin d'immenses terrains car leur valeur a chuté.
« Changements à Staech » est la plus ironique du recueil. C'est un monastère réputé en Rhénanie. Il abrite plusieurs dizaines de moines. L'abbé recueille de nombreuses subventions de Bonn et du Land, en contrepartie l'abbaye accueille des visiteurs de marque intéressés par le chant grégorien. Mais les temps changent : quand la reine d'un pays proche vient en visite, il n'y a qu'une petite poignée de moines pour entonner le chant grégorien. Le scandale éclate et monte jusqu'à Rome. Un enquête est ordonnée. Les moines ont toutes les raisons du monde pour être absents : conférences, recherches, voyages d'études, et même séjours en clinique psychiatrique. L'évêché et le gouvernement vont devoir trouver des solutions pour assurer à l'abbaye de Staech un… développement durable.
• Heinrich Böll. Le destin d'une tasse sans anse. Traduit par Pierre Gallissaires. Seuil, 1985, 183 pages. (Nouvelles extraites des Gesammelte Erzählungen, Cologne, 1981).