Après la découverte du roman jubilatoire qu'était Le Diable tout le temps, nous retrouvons le génie de conteur de Donald Ray Pollock avec Une mort qui en vaut la peine. On s'en réjouira même si le titre de la version française est bien éloigné de l'original : The Heavenly Table, autrement dit ce banquet céleste auquel les bons chrétiens sont censés accéder selon le père des trois garnements qui font de ce roman une réjouissante histoire de losers dans le Midwest de 1917.
Le romancier natif de Knockemstiff a écrit pour notre plus grand plaisir cette tragi-comédie des frères Jewitt : trois pauvres types qui à la mort de leur père très religieux se retrouvent totalement démunis. L'aîné Cane a un peu d'instruction, aussi a-t-il mille fois lu à ses jeunes frères — Cob le goinfre et Chimney l'obsédé sexuel — les aventures énormes de Bloody Bill, un bandit de l'Ouest qui va les inspirer. Après avoir trucidé un riche fermier et volé ses chevaux, voilà notre trio à l'assaut des banques locales puis s'installant à l'hôtel en ville, à Meade — un patelin imaginaire de l'Ohio —, le temps de faire des plans pour passer au Canada et échapper à leurs poursuivants. Pas bien efficaces, les poursuivants !
Dans le même temps, nous découvrons la société américaine de 1917 dans ces comtés au loin des grandes villes modernes. Fermes isolées, bourgades, petites villes — voilà le décor des aventures des frères Jewitt et les mésaventures de ceux qui se trouvent sur leur route. C'est le moment où l'Amérique rejoint la coalition en guerre contre l'Allemagne. Mais les fermiers Ellsworth et Eula Fiddler ne savent pas où est ce fichu pays quand ils supposent qu'Eddy leur idiot de fils fugueur et bon à rien a rejoint le camp militaire tout proche pour s'engager.
Des personnages pathétiques, improbables et grotesques peuplent Meade et ses environs. Au camp militaire, le sergent Bovard désespéré par la rupture due à sa riche fiancé et déçu par le niveau intellectuel des recrues découvre son homosexualité et verse dans l'alcool, tandis que son capitaine regrette la guerre au Mexique à la poursuite de Pancho Villa. Près du camp, un bordel, La Grange aux putes, s'est installé. Y officient quelques filles paumées comme la Matilda dont Chimney tombe immédiatement amoureux. Quant à son frère Cob, qui a été soigné de sa blessure à la jambe chez les Fiddler, il rencontre en ville l'incroyable Jasper, fier de sa fonction municipale qui est de contrôler les chiottes, et il en devient l'ami grâce à un paquet de beignets. Dans ces années d'avant la Prohibition, l'auteur nous montre les ravages de l'alcoolisme sur plusieurs personnages, sans parler d'un bistrot dont le tenancier est un serial killer. Ce sera ennuyeux pour Bovard comme pour l'un des frères Jewitt, sans compter Sugar, l'unique personnage afro-américain du roman, que le barman met carrément dans la merde.
Une lecture totalement déconseillée si l'on n'aime pas les mauvaises odeurs ! En revanche, le ton ironique de Donald Ray Pollock fait merveille pour camper ses personnages. Et en même temps on sent dans son histoire une certaine empathie pour ces pauvres diables du Midwest.
• Donald Ray Pollock. Une mort qui en vaut la peine. Traduit par Bruno Boudard. Albin Michel, 2016. Livre de Poche, 2018, 602 pages.