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Non le choc des civilisations, mais et c'est pire, leur naufrage. Le titre du dernier essai d'Amin Maalouf ne cache rien de sa portée. Pourtant c'est dans son cheminement que j'ai trouvé le plus d'originalité. Il n'hésite pas à professer que « les ténèbres se sont répandues sur le monde quand les Lumières du Levant se sont éteintes ». Amin Maalouf organise sa réflexion morale autour de quelques dates-clés, depuis sa naissance en 1949 jusqu'à nos jours. Ce très pertinent panorama d'histoire contemporaine s'accompagne d'une remarquable qualité d'écriture.
• Le Levant ? Cet espace allait du Caire à Istanbul en passant par la ville de Beyrouth chère à l'auteur. L'Egypte jusqu'en 1956 et le Liban d'avant la guerre civile incarnent des moments lumineux de coexistence des communautés religieuses, un temps de bon voisinage, une société ouverte aux Lumières. Encore au début de sa présidence, Nasser pouvait déclencher les rires d'une assemblée en se moquant du chef des Frères musulmans réclamant le port du voile. Ça relèverait de la science-fiction aujourd'hui.
Tout changea en quelques années. 1956 marqua la triomphe de l'intolérance à l'égard des « égyptianisés » — habitants d'origines étrangères diverses : arabe, arménienne voire européenne et dont les familles s'étaient fixées en Egypte, notamment dans le commerce comme celle de la mère de l'auteur à Héliopolis. Tous durent partir. Ils payèrent par ce châtiment injuste la colère des nationalistes contre la domination anglaise. Pourtant c'est 1967 qui marque le virage le plus déterminant. La Guerre des Six jours avait humilié l'armée d'un moderne Pharaon. Nasser qui était devenu le leader incontesté du monde arabe et dont la popularité débordait vers ce qu'on appelait alors le Tiers-Monde était victime de la volonté de surenchère que Maalouf attribue à la culture arabe. Aucun leader arabe n'eut assez de prestige pour prendre sa place. Ensuite la présence des réfugiés palestiniens mit le feu au Liban et le pays passa sous le contrôle militaire et policier de Damas et le Hezbollah s'y implanta ; Amin Maalouf quitta alors son pays.
Sa carrière de journaliste à An-Nahar l'avait amené à s'intéresser à l'actualité du monde entier et c'est à ce titre qu'il évalue le tournant mondial de 1979 qu'il qualifie d' « année du grand retournement ». L'égalité cessa d'être une valeur partagée et l'esprit du temps, — le zeitgeist — était désormais porté à la liberté au sens économique (ce que d'autres appellent aussi néolibéralisme ou ultralibéralisme). En l'espace de quelques mois, Margaret Thatcher lança la Révolution conservatrice — Reagan la rejoindra peu après —, et Deng Xiaping choisit une politique capitaliste pour développer la Chine au nom du Parti. En même temps, tandis que l'ayatollah Khomeiny proclamait la République islamique (et sortait de l'oubli la haine entre chiites et sunnites), le déclin et la chute de l'Union soviétique finissaient de discréditer le communisme stalinien et les Etats-Unis ne savaient pas très bien comment gérer leur victoire dans la Guerre froide. A la suite de cela, toute une série de conséquences négatives s'accumula au cœur des différentes aires culturelles, aboutissant à ce qu'Amin Maalouf appelle « un monde en décomposition » où le nationalisme croissant fait parfois regretter les empires défunts, multiethniques et multiculturels.
Outre la peste d'al-Qaida, de Daesh et des diverses variétés de l'extrémisme islamique, il insiste sur le choléra de l'énormité extravagante des inégalités qui se sont développées ces dernières années. Sans nous étourdir de statistique aucune, il y montre comment cette pandémie menace toutes les civilisations. Il exprime aussi son inquiétude devant l'incapacité de contrer le dérèglement climatique et le péril totalitaire rampant issu des dernières avancées technologique de l'industrie numérique, rejoignant par là-même les craintes prophétiques exprimées par Orwell dans 1984. Tout ce processus n'épargne pas l'Union européenne elle-même, dans laquelle Maalouf place encore quelque espoir.
• La progression de la pensée de l'auteur part ainsi d'une région du monde, celle qu'il a quittée pour vivre en France depuis quarante ans, mais à laquelle il reste très attaché par les racines maternelles et paternelles. L'intérêt premier de l'ouvrage est de constituer la confession d'un Arabe éminemment cultivé (et en même temps successeur de Claude Lévi-Strauss au siège n° 29 de l'Académie française). Le Beyrouth de sa jeunesse apparaît donc non pas comme le nombril du monde mais comme l'étalon d'une civilisation policée et éclairée mais qui a sombré. La première moitié du livre nous éclaire donc sur l'histoire du Levant et les drames qui l'ont ponctuée depuis la naissance de l'auteur et même depuis 1918 quand l'Empire ottoman disparut à l'issue de la Première guerre mondiale.
Ce naufrage à étapes — qu'accompagne à plusieurs reprises la métaphore du Titanic — le monde arabe en porte sa part de responsabilité aux yeux de l'auteur (qui a la lucidité de ne pas tout faire découler du conflit généré par l'établissement d'Israël), une part de responsabilité donc, ce qui contraste avec les discours d'hier accusant par automatisme la colonisation ou l'impérialisme de tous les maux. De manière originale et inattendue, l'auteur revient sur les conséquence de la répression des mouvements communistes pour expliquer la régression du monde arabo-musulman. L'auteur met en cause les « effets pervers de l'anticommunisme tel qu'il fut pratiqué dans le monde arabo-musulman du temps de la guerre froide. Partout il a sapé les chances d'une modernisation sociale et politique, partout il a alimenté le ressentiment et préparé la voie au fanatisme et à l'obscurantisme » (page 246). On oublie en effet qu'il y eut des communistes et donc des laïcs en terre d'islam. Leurs voix manquent sans doute aujourd'hui.
L'essai fourmille de formules soulignant l'évolution pernicieuse des sociétés contemporaines. Le sens du commun ayant sombré voilà que prévaut « l'égoïsme sacré des tribus, des individus et des clans » car la main invisible d'Adam Smith qu'évoquèrent les néolibéraux avait vite oublié d'agir en faveur de l'intérêt général. Désormais, contrairement aux outils du quotidien, les valeurs partagées se font rares : « De plus en plus de facteurs qui fragmentent, et de moins en moins de facteurs qui cimentent ». Tout est dit.
L'académicien venu du Liban s'est fait historien à la fois du Proche-Orient et du monde contemporain, mais aussi styliste et moraliste. Pour toutes ces raisons, on ne peut que recommander à tous la lecture urgente de ce livre, aux électeurs à la veille des européennes de mai prochain, comme aux élèves de Terminale à la veille du bac.
• Amin Maalouf. Le naufrage des civilisations. Grasset, 2019, 331 pages.