NOBEL 2018
Un Messie ! Mais aussi un rustre, un jouisseur, un mystique... Jakób Frank est un personnage à plusieurs facettes comme on le découvre tout au long de cette stupéfiante saga. Mais il n'est pas la seule figure réelle d'une œuvre foisonnante qui narre l'histoire d'une secte. Les lecteurs y rencontrent en effet une ribambelle de femmes et d'hommes qui ont existé et on se sait combien de personnages fictifs, tandis que l'aïeule Ianta, mourante et défunte, voit tout — magiquement — depuis son lit de malade et depuis l'autre monde. L'une des plus étonnantes figures est pourtant celle d'Antoni Kossakovski alias Moliwda, fils de noble famille et aventurier, parti au mont Athos puis installé chez les Bogomiles, et qui après son équipée à Smyrne se changera en complice et interprète de Jakób Frank durant son procès.
Un ultime prophète juif
Jakób Frank (1726-1791) se présente justement comme un Messie, un continuateur de Sabbatai Tsevi, pour sortir les Juifs d'Europe d'une condition inférieure, les libérer de l'exégèse du Talmud, et prêcher une religion « trinitaire » sorte de stade suprême du monothéisme. Il dresse ainsi, à travers l'Europe centrale et orientale, des centaines de fidèles contre la tradition. Les Tables de la loi mosaïque sont renversées, le Talmud est brûlé, et Jakób Frank n'hésite pas à se comporter de façon choquante pour les tenants de la tradition, notamment dans sa morale sexuelle et ses relations avec les femmes.
Partant de Podolie, les pérégrinations de Jakób Frank en font un nouvel avatar du Juif errant puis qu'on le voit franchir nombre de frontières. Comme Sabbatai Tsevi un siècle avant lui, il se fait musulman lors d'un séjour à Smyrne où les activités commerciales l'ont attiré. De là date son habitude de se coiffer d'un fez et de s'habiller à la turque. Mais c'est par le christianisme, par le baptême catholique, que passe la suite de son aventure spirituelle après avoir reçu une sorte de grâce divine, ou shekina. En 1756, il décide que les « vrais croyants » doivent se convertir par milliers au catholicisme, obtenant à ce moment l'appui intéressé de l'archevêque de Lwow. Ce nouveau Messie ne fait pas l'unanimité des Juifs de Pologne, c'est le moins qu'on puisse dire, et la méfiance d'une partie du clergé le fera chuter. Des réactions violentes ont lieu quand les « vrais croyants » veulent détruire les exemplaires du Talmud et que leurs rivaux contre-attaquent, criant sus au Zohar car les amis de Jakób Frank y trouvent matière à réflexion et à gématrie, cette sorte de numérologie fondée sur le chiffrage des lettres de l'alphabet hébraïque.
Des controverses officielles entre les partisans et les adversaires de Jakób Frank ont lieu, mais la méfiance de la hiérarchie catholique aboutit à un procès à Varsovie, et, renié par certains, Jakób Frank se voit incarcéré au monastère de Jelenia Góra. Maladie, privation, solitude : le sort du Messie est de souffrir et de prier. Mais peu à peu ses fidèles vont lui offrir une vie plus belle : Chana, sa femme vient s'installer avec lui, ainsi que sa fille Ewa. Délivré de ce purgatoire d'une douzaine d'années par l'armée russe, Jakób Frank quitte la Pologne pour la Moravie, il s'installe à Brünn (auj. Brno) qui devient alors une sorte de capitale de son mouvement messianique, attirant à sa Cour des « néophytes » venus de tout le continent, principalement de Pologne. Les communautés restées en Pologne envoient filles et argent, car Jakób Frank mène alors grand train, envoyant même sa fille Ewa fréquenter la cour de Vienne où règne un jeune empereur à l'esprit ouvert.
Jakób Frank finit ses jours à Offenbach près de Francfort-sur-le-Main et son mouvement décline avec la diffusion des Lumières et le choc des guerres napoléoniennes. Au cours du XVIIIe siècle, le Frankisme n'a pas été le seul mouvement à secouer le monde juif : venu de Lituanie, Baal Shem Tov a regroupé de nombreux croyants mais, contrairement à Jakób Frank, sa mort en 1760 n'arrête pas l'essor du courant hassidique. En sortant de nombreux Juifs de leur isolement — et pas seulement en Podolie — Jakób Frank a contribué à lancer leur intégration voire leur assimilation à la société de l'Europe des Lumières.
Au siècle des Lumières à travers la Mitteleuropa
Olga Tokarczuk a conçu son récit comme une épopée juive au milieu d'une Europe chrétienne souvent hostile. Couvrant un demi-siècle, le récit commence un beau jour d'octobre 1752 par présenter l'improbable rencontre à Rohatyn en pleine Podolie rurale et pauvre du curé catholique ET encyclopédiste Benedykt Chmielowski avec un riche commerçant juif ET érudit du nom d' Elisha Shorr. Les chapitres suivants permettent de présenter les nombreuses dramatis personae en suivant d'un côté les relations polonaises, nobles et catholiques du père Chmielowski et de l'autre la parentèle innombrable d'Elisha Shorr qui a convergé vers Rohatyn pour célébrer le mariage d'un de ses fils. Dans cette multitude de récits entrecroisés se distingue très progressivement la figure de Jakób Frank, généralement entouré de bons amis juifs — et même de jeunes femmes qui à un moment donné vont former une sorte de garde personnelle tant autour de lui que dans son lit. Avec ses amis et particulièrement Nahman ben Levi un ex-rabbin qui le suit à Smyrne, à Salonique, ou sur les rives du Danube ou du Dniestr, et plus tard jusqu'à Lwow, Jakób Frank forge peu à peu sa vision religieuse et illuminée. Certains chapitres sont fondés sur des notes, les « reliquats », une sorte de journal ou d'itinéraire religieux que Nahman tient en secret, et qu'il continue de tenir, après avoir changé de nom, abandonnant, comme les autres, son nom juif pour un nom chrétien, en l'occurrence Piotr Jakóbowski.
En même temps, c'est tout une société centre-européenne qui se dessine sous nos yeux. La Pologne est une Respublica gouvernée par un roi élu, un territoire bientôt partagé par les puissances voisines, un pays que la grande noblesse et la hiérarchie catholique encadrent fortement, alors que l'empire Ottoman apparaît comme une terre de liberté religieuse, raison pour laquelle s'y réfugient à certains moments Jakób Frank et ses premiers partisans, reprenant le chemin du refuge de ceux qui parlaient le ladino dans l'empire Ottoman.
Surtout, le roman d'Olga Tokarczuk donne une description très vivante d'un monde où s'affrontent juifs et chrétiens. Ainsi l'accusation millénaire de crime rituel revient-elle. Lors de la « disputation » talmudiste de 1759 il est donné par un camp une explication de la rumeur fondée sur la linguistique.
« …il faut savoir, poursuit Krysa — et Moliwda le traduit magnifiquement —, que le livre Orah hayim meginey eretz, où l'injonction est donnée aux rabbins de chercher du vin rouge pour la Pâque, livre ces deux mots sans aucunement marquer la lettre aleph, ce qui crée une ambiguïté de sens. Les rabbins peuvent donc les expliquer au peuple comme yayin adom, autrement dit « vin rouge », et les comprendre eux comme yayim adyom, et donc « sang chrétien », le vin n'étant alors qu'une allégorie du sang » (page 496).
En dehors des sujets rituels, la romancière sait merveilleusement ressusciter cet univers disparu des commerçants et des boutiquiers juifs. Ils importent de Turquie des marchandises exotiques, des pierres précieuses, aussi bien que du feutre pour les chapeliers de Lwow ou de Varsovie. Ils vivent aussi dans les villages de Galicie, Ruthénie, ou Podolie, souvent fort misérables, et parfois victimes de la violence des cosaques. La romancière décrit longuement les vêtements des paysans comme les habits des riches, la vie quotidienne, l'alimentation, les intérieurs, la succession des saisons, tout est décrit avec précision. Il y a derrière cela un énorme travail de documentation, complété par un choix d'illustrations qui comprend aussi bien des cartes des régions où se déroule l'action (carte latine du royaume de Pologne, carte italienne de l'empire Ottoman, plans de Brünn et d'Offenbach). Le début de chaque partie est illustré par un extrait de l'Orbis Pictus de Jan Amos Komenskẏ (alias Comenius). Surtout, de nombreuses reproductions de documents concernant la culture juive traditionnelle. Ce roman monumental donne aussi à voir des tensions sociales et des signes de l'évolution de la société.
Un épisode mémorable est la fausse chasse aux bêtes sauvages à laquelle le roi de Pologne est convié par un grand aristocrate, avec tribunes pour le public des invités. Or cette aristocratie (les Radziwill, etc) possède des domaines ruraux immenses où règne un servage souvent contesté dans la fuite ou la révolte. « Czẹstochowa elle-même, endormie jusque-là, se remplit peu à peu de réfugiés juifs de Podolie, où a lieu la révolte des paysans ruthènes, les Hadjamaks, contre la noblesse polonaise, et où les pogromes ont commencé contre les Juifs qui sont souvent les régisseurs de ses biens. »
Sans le savoir, Elisha Shorr et le père Chmielowski ont en commun d'avoir recueilli secrètement chacun un paysan qui a fui l'exploitation servile. Ainsi font-ils ainsi figure d'humanistes, et d'eux on peut rapprocher les généreuses figures de la poétesse Elzbieta Drużbacka comme de la comtesse palatine Katarzyna Kossakowska. « Was ist Auklärung ? » s'interroge le docteur Asher vers la fin de l'histoire tandis que le neveu du fondateur de la secte frankiste est reçu dans la Franc-maçonnerie et qu'un autre descendant adhère aux idées de la Révolution française.
Publié en Pologne en 2014, le roman d'Oga Tokarczuk constitue un livre hors du commun, pour de multiples raisons, dont les moindres sont ses mille et quelques pages et sa pagination inversée pour saluer l'usage hébreu. Une véritable initiation à l'histoire des Juifs et de la Mitteleuropa.
• Olga Tokarczuk. Les Livres de Jakób ou le grand voyage... Traduit du polonais par Maryla Laurent. Les Editions Noir sur Blanc. 2018, 1029 pages.
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