Envahie par les armées de Napoléon, toute l'Espagne résiste, avec l'aide des Anglais pendant l'hiver 1812. En Catalogne, le marquis de Bolibar a préparé l'assaut de la guérilla sur la petite ville de La Bisbal tenue par les régiments de Hesse et de Nassau qui vont s'y faire massacrer. Seul survivant parmi les officiers, Edouard de Jochberg écrira plus tard ses souvenirs. Ce ne sont pas à proprement parler des mémoires de guerre. Son récit à la première personne n'est pas banal et il semble finalement s'orienter vers le fantastique.
L'Espagne d'alors est dépeinte comme un pays d'une grande bigoterie, puisque Leo Perutz l'étend jusqu'aux mots de passe des guérilleros : à la formule « Ave Maria purissima » on doit répondre « Amen ! Elle a conçu sans péché ». La population est empêtrée dans ses dévotions aux saints que peint en série don Ramon d'Alacho tandis que sa fille de dix-sept ans, la Monjita, suscite le désir à la fois du colonel et de ses officiers. Le colonel du régiment allemand voit dans cette gamine une sosie de son épouse décédée, dont il emporte pieusement les robes dans ses bagages. Comme jadis Françoise-Marie, les officiers flirtent avec la Monjita. Les généraux eux aussi ne pensent qu'à çà : « Que diable ! Masséna a toujours une femme avec lui ; tous les six mois il fait venir de Paris une nouvelle actrice. » Mais il y a d'autres urgences à La Bisbal ! C'est la guerre.
Sans le vouloir, les officiers Brockendorff, Castel-Borckenstein, Donop, Eglofstein, Gunther, Jochberg et les autres mettent à exécution le plan conçu par le marquis qu'ils ont pourtant fusillé après l'avoir démasqué sous un déguisement de paysan : une charrette de paille brûle, les orgues résonnent, etc. Comme s'ils donnaient « le signal qui serait celui de [leur] anéantissement. » Effectivement, la guérilla s'empare des défenses de la ville et de ses quartiers les uns après les autres : les soldats de l'Empereur sont massacrés, y compris le colonel. Il ne reste bientôt plus que Jochberg... or, ne voilà-t-il pas qu'on le salue comme si c'était lui le marquis de Bolibar !
Comme on a vu précédemment un capitaine prier l'Antéchrist avant de se lancer dans une mission quasiment suicidaire à travers les lignes ennemies, eh bien tout est possible. Superstition ou diablerie ? C'est comme ça avec Leo Perutz...
• Leo Perutz. Le marquis de Bolibar. Albin Michel, 1931. Traduit de l'allemand par Odon Niox Chateau. Livre de poche biblio,1995, 219 pages.