Le mythe des cannibales a beaucoup servi depuis que Montaigne en a fait un moment important de ses Essais. Le romancier Juan José Saer donne ici sa version.
L'histoire, ou disons la fable, est racontée par un vieil homme, l'ancêtre du titre, un demi-siècle ayant passé. Orphelin, il s'était embarqué comme mousse dans l'expédition de trois navires à destination des Indes qu'on venait tout juste de commencer à découvrir. Abordant le rivage de ce qui deviendrait peut-être le rio de la Plata, de nombreux marins imprudents s'étaient fait massacrer sur le rivage même par les flèches décochées par une armée d'indigènes surgis de nulle part. Le mousse fut emmené de force jusqu'au village indien. Un festin cannibale fut organisé sous les yeux horrifiés du mousse qu'ils avaient volontairement épargné.
Bien que dépourvu de chapitres, le texte comprend en fait deux parties distinctes et d'importance équivalente. La première est consacrée aux dix années passées par le mousse au milieu des Indiens avant qu'ils ne le relâchent à la faveur du passage d'autres navires européens. Au centre des propos du survivant, il y a l'exposé d'un cycle annuel qui rythme la vie de la communauté ordinairement paisible. Quand vient l'été, le groupe, mû par une force collective soudaine, se lance dans un raid destiné à trouver des victimes humaines dans les parages où il vit. Toujours, parmi les captifs, il y a un être qui se trouvé épargné et qui sera relâché, sans doute afin de témoigner de la cruauté de cette peuplade. Toujours, après la consommation de la chair humaine grillée, la communauté se livre à une autre orgie, sexuelle celle-ci. Elle se termine dans la douleur — on ne peut que penser à certains textes de Sade — avec la mort brutale de plusieurs Indiens. Ensuite, la vie redevient paisible comme si rien de tragique ne s'était produit.
Dans la suite du récit autobiographique, le jeune marin devenu fort âgé esquisse le reste de sa vie. Le navire qui le sauva le ramena en Europe. Il fut confié à des hommes d'Eglise ; ceux-ci le questionnèrent longuement sur son aventure et pensèrent qu'il était possédé du démon — « ils étaient fort capables d'envoyer un homme au bûcher » — . Après l'avoir exorcisé, ils le confièrent à un monastère : le narrateur rend grâce au père qui fit son éducation jusqu'au latin et aux auteurs anciens. Après le décès de ce bienfaiteur, le narrateur brièvement livré à lui-même ne tarde pas à incorporer la troupe de théâtre qui croise son chemin et à bâtir un joli succès sur son expérience de dix ans chez les Indiens. Puis, devenu responsable d'une famille, il aura tout le loisir de se pencher sur le comportement des cannibales sur le ton de l'essai. Juan José Saer, toujours en utilisant un style très soutenu riche en subjonctifs, mais dépourvu de dialogue, rend merveilleusement pour les lecteurs les réflexions tardives de son héros en méditant sur les agissements des Indiens pour en tirer un enseignement. Il faut enfin saluer la brillante traduction de Laure Bataillon qui rend ce roman très estimable.
• Juan José Saer. L'ancêtre [El Entenado]. Postface d'Alberto Manguel. Le Tripode, 2014, 200 pages. Initialement publié par Flammarion en 1987.
Des essais sur le même thème sont analysés ici :
Georges Guille-Escuret : Du Cannibalisme.
Georges Guille-Escuret : Les mangeurs d'autres
Nicolas Deliez et Julien Mignot : Le Cannibale de Rouen