2 mars 1932 : un jeune médecin se réveille tout juste du coma dans un lit d'hôpital. Les souvenirs qui lui reviennent sont en contradiction avec ce qu'on lui apprend. Il croit avoir été blessé d'une balle de revolver et aussi à l'arme blanche. On lui affirme qu'il a été renversé par une voiture. Le docteur Georg Friedrich Amberg a probablement rêvé une aventure dramatique. Mais... mais l'auteur veut nous plonger dans la perplexité autant que faire se peut. C'est là tout son talent.
Ce roman date de 1933. Selon la préface de l'éditeur, les nazis tout juste arrivés au pouvoir l'interdirent. Sans doute l'auteur est-il juif me suis-je dit, voilà la raison. Or Leo Perutz ne figure pas dans la liste des auteurs interdits par le III° Reich ni dans la liste Hermann des livres brûlés, listes consultées sur Wikipedia. Encore au milieu de la lecture je me demandais pourquoi diable ce livre avait été censuré par le régime hitlérien ! Le docteur Amberg, venu pour exercer son art dans le village de Westphalie dont le baron von Malchin est maire, ne s'intéressait pas à la politique. Le baron qui avait recueilli en Federico un lointain descendant de Frédéric II Hohenstaufen, rêvait de restaurer avec lui le Saint-Empire, et il lui avait appris le maniement de l'épée. Amberg l'avait effectivement jugé brillant dans cet art peu de temps après avoir fait sa connaissance. Rien là qui puisse déclencher l'interdiction nazie, bien au contraire.
Il y a donc autre chose. Depuis le début, le lecteur sait qu'Amberg s'intéresse à une certaine Kallisto Tsanaris, biochimiste rencontrée pendant ses études de médecine, et surnommée Bibiche. Quand on apprend par la suite que le baron travaille avec elle en laboratoire sur les effets d'un champignon parasite du blé — c'est la neige de saint Pierre — et qu'il compte s'en servir pour préparer des drogues afin de modifier le comportement des villageois, on commence à imaginer l'intérêt du censeur nazi. Le baron von Malchin ne s'est pas mis en tête uniquement de restaurer l'Empire germanique : en faisant consommer par les villageois cette drogue mélangée à leur insu au schnaps de la fête locale, il veut les contraindre à revenir vers l'Eglise. Une population manipulée... Goebbels devrait donc interdire un roman aboutissant à une telle fin. Mais non ! Les nazis sont eux-mêmes de grands manipulateurs et ils auraient dû saluer le baron comme un talentueux précurseur !
Il faut donc chercher ailleurs le pourquoi de cette condamnation, même si ça conduit à dévoiler certaines choses (mais heureusement pas le dernier chapitre). Au lieu de retrouver la foi catholique, les paysans se soulèvent et entament la guerre sociale. Au lieu de tomber dans les bras du docteur, Kallisto braque une arme contre le baron exploiteur du peuple tandis que le prince Prataxine brandit le drapeau rouge de la révolution. Voilà pourquoi ce roman fut interdit — même si le délit ne réside que dans les rêves hallucinés du docteur Amberg. Le pouvoir nazi ne pouvait pas accepter la publication en Allemagne d'un roman qui se termine par une insurrection communiste lui qui, précisément en janvier-février 1933, prétendait en avoir empêché une à Berlin !
• Leo Perutz. La Neige de saint Pierre. Traduit par Jean-Claude Capèle. Fayard, 1987. Réédition LGF, « Le Livre de poche. Biblio », 1988, 185 pages ; puis Zulma, 2016..
Du même auteur : Le cavalier suédois.