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Le titre n'est absolument pas provocateur mais strictement descriptif : dans cette histoire des représentations du prophète Mahomet en Occident, des origines au temps présent, John Tolan, professeur d'histoire médiévale à l'université de Nantes, découvre une certaine cohérence, une progression vers moins de confusion, moins de dénigrement et une certaine reconnaissance qui culmine avec l'idéal d'œcuménisme contemporain du concile Vatican II. D'une érudition stupéfiante, ce formidable panorama historique n'en reste pas moins d'une lecture aisée et constitue un beau livre d'histoire à la portée du grand public.

 

L'idole des Sarrasins

 

Mahomet fut d'abord vu comme une idole, un charlatan, un hérésiarque, un pseudo-prophète des Maures. Au temps des croisades et des chansons de geste, Mahomet est une idole mal définie, apparentée au paganisme gréco-romain quand un émir de la Chanson de Roland invoque Mahomet en même temps que « Apollyon et Tervagant ». « Toutes vos statues je les referai d'or pur » leur promet-il. Dans les langues médiévales « mahommet » désigne une idole vénérée par les Sarrasins ; les déformations lexicales abondent : mahum, makemet, maumets, etc. (Mais aucunement « Baphomet » ce nom que des occultistes du XIX° siècle donnèrent à l'idole qu'auraient vénérée les Templiers). Pour bien combattre l'adversaire il faudrait le connaître mieux : l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable se rend en Espagne en 1143 pour commander à l'érudit anglais Robert de Ketton une traduction du Coran en latin.

 

Après les Croisades, des racontars multiples

De retour d'Acre et de Bagdad, le dominicain italien Riccold de Monte Croce marque vers 1300 un premier approfondissement de la connaissance de l'islam : dans une de ses Lettres sur la chute de Saint-Jean-d'Acre, il exhorte : « Lisez, lisez ce que dit Mahomet ! » puis rédige le traité Contra legem Sarracenorum. Tout en rapprochant la doctrine coranique des hérésies chrétiennes, il perçoit la division au sein de l'islam. Il a influencé Dante pour l'Enfer de la Divine Comédie où « Maometto » s'y trouve rangé dans le clan « schismatique ». Surtout, les auteurs médiévaux multiplient les racontars méprisants sur Mahomet : on prétend que Mahomet vénère une image de Vénus, qu'il s'adonne à l'ivresse, qu'il souffre d'épilepsie, que l'Alcoran est révélé fixé aux cornes d'un taureau. On va jusqu'à soutenir que Mahomet a été dévoré par des cochons, d'où l'interdiction de la viande de porc. D'autres pensent que les Sarrasins se rendent à La Mecque pour voir le cercueil de Mahomet flotter en l'air — ce qui se lit dans des textes latins du XII° siècle reprenant la Vie de Mahomet d'Embricon de Mayence, vers 1064. L'Atlas catalan de 1375 puis l'Atlas mondial des cartographes portugais Lopo Homem et Grégorio Lopes (1519) reprennent l'idée en image... Bref, il y a une multitude de « légendes polémiques ». Dénigrer le prophète sert évidemment à légitimer la Reconquista et autres guerres de conquête contre les musulmans.

 

Sainte-Chapelle, Paris. Vitrail carré J-108.

Inscriptions : en haut, YSAIAS PRO (le prophète Isaïe) et en bas MAMETA (Mahomet).
Le prophète Isaïe tance deux Juifs qui vénèrent un Mahomet représenté en idole dorée.
 

L'Espagne au centre des débats

Espace de confrontation entre les monothéismes, l'Espagne joue un rôle essentiel dans la fabrication de l'image de Mahomet en Occident. En 1264 Abraham Alfaquin raconte le voyage nocturne de Mahomet (isrâ') et son ascension (mi'râj) avec le cheval ailé al-Bouraq, qui le conduisit visiter la mosquée al-Aqsa à Jérusalem puis «les sept cercles du paradis », où il s'entretint avec les prophètes bibliques. Bonaventure de Sienne en assurera une traduction latine commentée sous le titre de Livre des échelles de Mahomet.

Le redoutable cardinal Juan de Torquemada rédige Contra principales errores perfidi Machometi en 1459. Plus informée sur Mahomet que tout ce qui a précédé la Confusion de la secte de Muhamed (1515) publiée à Valence par le musulman converti Juan Andrés contient de vraies citations de versets du Coran. C'est souvent pour dénigrer le prophète à nouveaux frais.

 

Louis Cousin, alias Luigi Gentile. Triomphe de l'Immaculée conception. 1683. 
Rome, Eglise Santa Maria in Monserrato degli Spagnoli. Chapelle des chanoines de Saragosse.
On voit Mahomet, en bas du tableau, reconnaissable à son turban, parmi les théologiens.

 

Le Prophète des Turcs

 

Avec l'affirmation de la menace ottomane, il faut faire la guerre par l'épée et par la plume. Mais Nicolas de Cues voit les choses autrement avec son De Pace Fide (1453) ouvert au dialogue inter-religieux. Il est le premier auteur chrétien à porter un regard positif sur le Prophète puisqu'il a su détourner les Arabes des idoles et les conduire au monothéisme. C'est cette idée qui sera toujours reprise par les auteurs les plus favorables à Mahomet. Pour l'instant le Turc n'est pas l'homme malade de l'Europe. Il assiège Vienne encore en 1683.

 

L'essor de l'imprimerie

Les traités imprimés multiplient les controverses passionnées. Du XV° siècle jusqu'au Siècle des Lumières, Mahomet revêt un intérêt nouveau car il s'immisce dans les querelles religieuses occidentales. Avec la traduction du Coran de Robert de Ketton publiée par l'humaniste suisse Theodor Bibliander en 1543, la Confusion de Juan Andrés fut l'un des livres majeurs sur l'islam dans l'Europe du XVI° siècle ; ces deux ouvrages bénéficient de nombreuses traductions : le Coran latin de Bibliander est traduit en italien par Giovanni Battista Castrodardo en 1547 chez l'imprimeur vénitien Arrivabene, de l'italien en allemand par Salomon Schweiger en 1616, puis en néerlandais en 1641, en hébreu et en judéo-espagnol. La version française d'André Du Ryer sort en 1647. Les frères Jean Israël et Théodore de Bry ajoutent des gravures sur bois ; elles accompagnent certaines de ces éditions, comme la traduction hollandaise de 1641.

 

La Réforme

Martin Luther s'inquiète de la menace turque. Parmi ses 92 thèses il déclare que le Turc est « le fouet et la baguette de Dieu » autrement dit, que Dieu punit les chrétiens pécheurs et l'Église corrompue. Il revient sur cette menace avec La Guerre contre le Turcs (1529) puis l'Exhortation à la prière contre le Turc (1541). Il rédige la préface de l'ouvrage de Georges de Hongrie Des Turcs. Traité sur les mœurs, les coutumes et la perfidie des Turcs (1530), un auteur qui s'est évadé des geôles turques.

Luther souligne le soin extrême mis par les musulmans dans leur pratique religieuse à la différence des chrétiens d'Allemagne. Les catholiques courent donc à la damnation parce qu'ils ont placé leur espérance dans les rites, les jeûnes, et les indulgences plutôt que dans la foi. Il ne suffit pas de les mettre en garde contre le péril turc, il faut dépouiller la religion d'ajouts et de malformations dues aux Papes et à l'histoire de l'Église.

D'un autre côté, Mahomet menace aussi l'Église parce qu'il devient un prophète unitariste. Cette attraction pour un dieu unique risque de « frayer un chemin à l'islam à l'intérieur des frontières de l'Europe » selon le protestant suisse Hottinger qui dans son Historia orientalis (1660) dénonce la perversité de l'islam, « une nouvelle religion, assemblage disparate des rituels de toutes les autres ». La thèse unitariste valut à Michel Servet de périr sur le bûcher mettant d'accord les calvinistes genevois et l'inquisiteur catholique. Le Coran qui nie la Trinité au nom du Dieu unique figurait à l'index des livres prohibés par Rome depuis 1564.

 

L'imposteur Mahomet et le séducteur Calvin. Almanach pour l'an de grâce 1687. Paris, BNF.
En présence d'un Diable, à gauche Mahomet est insulté aux Enfers par le Bacha de Buda[pest] qui piétine le Coran et à droite le séducteur Calvin est assailli par les Vaudois.

 

De l'Angleterre du XVII° siècle à la France des Lumières

Le Coran est traduit en anglais en 1649 d'après la version française de du Ryer. Les anglicans jugent souvent les catholiques pires que les musulmans, l'islam étant à leurs yeux proche du véritable christianisme, celui des origines, même si musulmans et catholiques partagent le défaut de tenir à l'immaculée conception de la Vierge. Mahomet est présenté comme un agitateur et un révolutionnaire comparable à Cromwell. Pour Henry Stubbe et son Originall and Progress of Mahometanism (1671), Mahomet est un homme hors du commun, soucieux de restaurer la pureté du... christianisme, et un modèle de monarque bienveillant. L'année même où John Locke recommande que l’Angleterre tolère juifs, catholiques et mahométans l'Acte de Tolérance (1689) garantit la liberté de culte aux protestants non-conformistes — mais pas aux unitariens, catholiques, juifs, et musulmans dont il faut encore se méfier. Le pasteur anglican Humphrey Prideaux publie La Vie de Mahomet, où l'on découvre amplement la vérité de l'imposture (1697). C'est tout dire.

Déiste sinon athée, John Toland (ne pas confondre avec l'auteur!) s'est intéressé à l'Évangile de Barnabé sans doute écrit par des Morisques après leur expulsion d'Espagne en 1609. Ce texte où Jésus annonce la venue d'un autre messie rapproche la tradition chrétienne et la doctrine musulmane. Il inspire à Toland Le Nazaréen ou le christianisme des juifs, des gentils et des mahométans (1718). Paul et la caste sacerdotale auraient corrompu le christianisme primitif pervertissant la loi de Moïse, qui était très proche de l'Alcoran et sans dogme trinitaire.

En France aussi les essais et pamphlets se multiplient au temps des Lumières. Dans le Traité des trois imposteurs (1719) inspiré de Hobbes et de Spinoza, Mahomet est un faux prophète qui fait miroiter de faux miracles. De son côté, Henri de Boulainvilliers, avec sa Vie de Mahomet, (1730) attaque en fait l'Eglise catholique. Le premier Mahomet de Voltaire, Le Fanatisme ou Mahomet le prophète (1741) fait le tableau d'un fourbe cynique ; mais l'auteur changea de point de vue sur Mahomet, dans son Essai sur les mœurs et l'esprit des nations (1757) : il ne serait plus l'incarnation du fanatisme mais de l'enthousiasme. Rejoignant Toland, Sale et Boulainvilliers, Voltaire estime que Mahomet n'a pas fondé une nouvelle religion ; il en a renouvelé une ancienne. Les brutes fanatiques c'étaient les Croisés ; ainsi la religion chrétienne « est devenue, par nos fureurs, la plus intolérante de toutes, et la plus barbare ». Il faut « Écraser l'infâme ». Voltaire commence à voir Mahomet comme un autre lui-même et publie encore Le Catéchisme de l'honnête homme (1763).

Avec Zoroastre, Confucius et Mahomet (1787) Emmanuel Pastoret choisit un panorama de l'histoire universelle qui ne soit pas eurocentriste. C'est lui qui en 1791 proposera de transformer le Panthéon pour accueillir les grands hommes. Son Mahomet est un héros positif. Son but n'est pas d'attaquer l'Eglise catholique bien qu'il ait aussi publié un Éloge de Voltaire.

Le discours des Lumières radicales voyait dans le christianisme du VII° siècle une religion dégénérée qui attendait son réformateur. L'islam de Mahomet était pour elles un bon « outil intellectuel ».

 

Le réformateur monothéiste

 

Depuis deux siècles les avancées de la connaissance historique, au moyen notamment de l'étude critique des textes, font accepter Mahomet comme un réformateur inspiré au nom d'un strict monothéisme.

 

Romantiques et Orientalistes

Napoléon Bonaparte a lu les Lettres sur l'Egypte (1776) de Savary et sa traduction du Coran (1783) ; il se figure Mahomet comme un brillant conquérant et un modèle d'homme d'Etat. Croyant en sa propre propagande, Bonaparte s'imagine une Égypte musulmane prête à se rallier à ses vues. Sous l'Empire, il reprochera à Goethe d'avoir traduit le Mahomet de Voltaire qui en avait fait un « vil scélérat ».

Mahomet est le Prophète des Romantiques. Goethe est fasciné par l'éloquence de Mahomet, il apprend l'arabe et compose des vers inspirés, Divan d'Orient et d'Occident (1815-27). Côté français, Lamartine donne une Vie de Mahomet, premier volume de son Histoire des Turcs (1865).

Pendant ce temps des spécialistes de l'islam surgissent parmi les juifs d'Europe centrale. Abraham Geiger oriente les études coraniques vers l'étude comparative des religions et trouve en Mahomet un réformateur du judaïsme. L'islam en est une religion dérivée. Mais les juifs orthodoxes contestent son Judentum une seine Geschichte (1863) et Gershom Sholem le qualifiera de « diabolique ». C'est sur le terrain que Gustav Veil part étudier l'islam, d'abord en Algérie dès 1830. Il donne une biographie du prophète résolvant divers points controversés de sa vie (1843). Revenu d'Égypte il participe à la naissance de l'exégèse coranique moderne en Europe (Geschichte des Qorâns, 1860). Le savant hongrois Ignac Goldziher maîtrise à la fois l'hébreu et l'arabe ; il révolutionne l'islamologie européenne avec ses essais publiés dans les années 1870-1880 ; il fréquente l'université al-Azhar et le réformateur Tâhir al-Jazâ'irî de Damas qui croyait l'avoir converti.

 

Le moment de l'œcuménisme

Prophète d'une religion abrahamique, Mahomet le devient au milieu du XX° siècle à travers les réflexions de Louis Massignon et Giulio Basetti-Sani — qui ont séjourné en Égypte. Ils dessinent des convergences entre christianisme et islam. C'est encore plus nettement la particularité d'Hans Küng, favorable à l'œcuménisme au temps du concile Vatican II et organisateur de rencontres inter-religieuses à Tübingen en 1984. À plus long terme il faut s'attendre à une religion monothéiste unique explique l'orientaliste et pasteur anglican Montgomery Watt : « De tous les grands hommes du monde entier, aucun n'a eu autant de détracteurs que Mahomet » (Mahomet à Médine, 1956).

 

Mais aujourd'hui, conclut John Tolan, rares sont ceux qui voient un tel avenir œcuménique se dessiner. Cela revient à relancer la tradition de l'antagonisme et de la tension à propos de Mahomet : « il y a maintenant des siècles que les Européens parlent de lui et s'écharpent à son sujet », souligne-t-il, et l'ensemble de leurs propos conflictuels forment un long cortège de craintes, d'espoirs et de controverses passionnées.

 

 

• John Tolan. Mahomet l'Européen. Histoire des représentations du Prophète en Occident. Traduit de l'anglais par Cécile Deniard, Albin Michel, 2018, 438 pages.

 

 

Tag(s) : #HISTOIRE GENERALE, #MONDE ARABE, #ISLAM, #HISTOIRE DES RELIGIONS
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