
Ravages ! Objets brisés et souillés, bains de sang et corps dévastés : il fallait l'estomac bien accroché de Gidéon Rottier, employé modèle de la société Extreme Cleansing, pour besogner dans les décombres, nettoyer les lieux après les catastrophes, les explosions, les incendies, les inondations et puis encore les attentats terroristes qui s'abattaient sur son petit pays. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que Gidéon ait longtemps vécu seul, affligé de bégaiements et de zézaiements qui en faisaient un assez pitoyable célibataire endurci.
Parce qu'il habite dans une grande maison, parce qu'il s'ennuie, et aussi par compassion, voilà qu'il choisit d'héberger Youssef un réfugié venu d'une ville détruite par un conflit proche-oriental. Désormais collègues, les deux hommes partagent les difficultés d'un travail souvent épuisant moralement. Le soir, ils apaisent leurs corps avec de bons petits plats et leur âme à la lecture des grands poètes. Mais un jour, c'est l'accident au travail et Gidéon est sauvé des flammes in extremis par Youssef devenu son unique ami. Alors, tout naturellement Youssef fera venir sa famille et Karima, Loubna et Rafiq trouveront leur place dans la grande maison.
Longtemps après, Gidéon extrait de sa mémoire la chronique des moments heureux qu'ils partagèrent — bonheur qui hélas ne dura pas longtemps. Avec l'art subtil du dramaturge qu'il est aussi, le romancier Tom Lanoye fait naître et monter les tensions. Quand les attentats redoublent, Youssef part précipitamment, pour rechercher un refuge plus sûr pour sa famille, comme il le confie secrètement à son hôte. Femme, fille et fils sont consternés. Pleurs, crises de nerfs, angoisses, suspicions : la maison devient un enfer et tout finit par basculer. Le coq Hannibal qui anime trop bruyamment le jardin de la maison sera la première victime du drame.
Le romancier flamand fait vivre à ses personnages tourmentés toute une gamme de sentiments. Ça passe du comique au grotesque, du léger au dramatique avec une déconcertante facilité. Gidéon ne cesse d'analyser, de ressasser, les relations qu'il a eues avec ses “invités”. Youssef ne l'a-t-il pas berné et trahi après l'avoir sauvé ? Rafiq peut-il jouer le rôle du fils qu'il n'a pas eu ? À certains moments, le jeune homme lui paraît le tranquille habitant de ses rêveries adolescentes : « Moi, j'enfilais une armure de mutisme temporaire qui me permettait de tenir bon dans les conversations. Rafiq, lui, possédait un réseau de châteaux en Espagne où il pouvait trouver refuge à tout moment. Une enceinte de forteresse pour se protéger de ce que sa mère, sa sœur et lui-même avaient dû endurer, et aussi pour se barricader contre toutes les histoires racontées par les autres au cours de leurs pérégrinations. » (p.177). À d'autres moments les réactions de Rafiq l'exaspèrent. « Il avait l'air de comprendre ces choses avant même d'y avoir touché. Il me donnait alors l'explication en levant les yeux au ciel, mi-fier, mi-irrité. La fierté disparaissait lorsque je lui demandais de répéter parce que je n'avais rien pigé. La troisième fois, il adoptait le ton qu'ont les infirmières pour s'adresser aux simples d'esprit. » (p.283). À d'autres moments enfin Rafiq est en proie à des crises de violence que l'actualité familiale et nationale peuvent expliquer.
C'est en effet un roman qui a pour contexte une actualité dérangeante et dramatique en Belgique comme en France ces dernières années, avec la montée de l'islamisme, et la multiplication d'odieux attentats terroristes. Par décence, l'auteur ne décrit pas ceux qui se sont réellement produits, mais en imagine d'autres, proches de l'endroit où résident ses personnages, à la gare d'Anvers où se font exploser deux kamikazes, au stade attaqué par des drones armés. Après le choc du départ injustifié du père, tandis que l'épouse verse dans la folie, ses enfants ne sont-ils pas déstabilisés par cette idéologie mortifère ? Dans ce contexte, la conversion subite de Loubna est un signal d'alarme.
Gidéon préférait ne voir en elle qu'une belle tentatrice. Un jour il se retrouvera seul de nouveau. Il aura tout le temps nécessaire pour conter l'histoire de cette famille et d'un coq et regretter la perte d'un ami. Voilà un livre qui secoue le lecteur à force de montrer les ravages des corps et des âmes et les déboires de l'intégration des immigrés.
• Tom Lanoye. Décombres flamboyants. Traduit du néerlandais (Belgique) par Alain Van Crugten. Le Castor Astral, janvier 2019, 374 pages.
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