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Le nouveau livre de Robert Darnton, spécialiste américain mondialement reconnu de la France des Lumières, emmène très concrètement ses lecteurs dans la France de Louis XVI mais son titre et son sous-titre méritent d'être précisés pour éviter de possibles malentendus. Rien de mieux que de partir des sources de ce travail pour comprendre l'intérêt (et les limites) de l'ouvrage. L'historien a travaillé sur le fonds d'archives de la Société typographique de Neufchâtel (STN), fondée en 1769 par la famille Ostervald. Cet éditeur suisse exporte vers le marché français des livres principalement piratés et/ou interdits et il entretient une correspondance suivie avec les nombreux libraires qui lui passent commande. En 1778, un employé de la STN du nom de Favarger effectue une tournée d'inspection chez ses clients. Ses notes de voyages ont été conservées ainsi que les rapports qu'il envoie à son employeur et les commandes des libraires. Ainsi pouvons-nous aller à la rencontre d'un certain nombre de librairies des provinces françaises, et à travers cette documentation juger de ce qui s'y vend entre la mort de Louis XV et la Révolution. Les difficultés de ce secteur économique apparaissent au grand jour et l'on découvre en même temps que les succès de librairie n'étaient pas uniquement ceux que l'usage du Lagarde et Michard aurait suggéré.

 

La tournée d'inspection de Jean-François Favarger, vingt-neuf ans, commence le 5 juillet 1778 quand il quitte Neufchâtel à cheval en direction de Pontarlier.

Carte 1. - Les principales étapes de Jean-François Favarger

La comparaison de son circuit (carte 1) avec la localisation de l'ensemble des libraires en relation avec avec la STN (carte 2) indique un assez net contraste entre deux France.

Carte 2. - La répartition des correspondants de la STN en France

 

Au nord et à l'est, un réseau beaucoup plus dense de correspondants, — dans une France où le taux d'alphabétisation est le plus élevé — et au sud et à l'ouest un semis plus lâche — moins de lecteurs, sauf dans des zones de minorités protestantes, comme en Languedoc. Cela éclaire sur les buts principaux de l'expédition : recouvrer des impayés, établir le degré de confiance à accorder aux libraires : les « bons » ou « solides » à qui un crédit d'un an est accordé, les « médiocres », et les « pas bons » à qui on ne doit pas faire crédit. « C'est un véritable coquin que ce Caldesaigues à qui il ne faut plus rien avoir à faire » note Favarger de passage à Marseille, à propos d'un libraire endetté qualifié aussi de « planche pourrie » et de « menteur le plus avéré », qui s'est d'ailleurs bientôt enfui à Cadix pour éviter la prison. Le système des retours n'existait pas à cette époque. Les ouvrages arrivaient chez les librairies en ballots pesant cinquante livres, contenant les feuilles imprimées de différents textes. Les livres étaient confiés aux relieurs par le libraire ou son client.

 

• D'une étape à l'autre le commis-voyageur est amené à traiter des problèmes variés du métier : à Pontarlier c'est celui du passage de la frontière en contrebande ; car les taxes à l'importation restent élevées, même si elles ont été abaissées de 68 à 28 livres par « quintal » depuis 1773. Au poste frontière les balles de feuilles imprimées étaient scellées au plomb et les agents des douanes émettaient les acquis à caution ; elles passaient ensuite à Lyon pour l'inspection de la chambre syndicale des libraires : les syndics émettaient au vu des acquis à caution un certificat de décharge que le voiturier retournait à la frontière, attestant (en théorie) que la balle ne contenait pas de livres piratés ou prohibés... Or, au moment de la tournée de Favarger, les édits du 30 août 1777 venaient de lancer une campagne contre le piratage. La STN disposait à Lyon d'un agent qui permettait de contourner ou faciliter ces inspections. Les textes prohibés étaient cachés parmi les tirages licites, l'Encyclopédie par exemple servait de couverture aux « romans philosophiques » ou aux pamphlets interdits.

« La STN avait établi un prix de gros fixe d'un sou par feuille pour presque tous ses livres ; ainsi un volume in-octavo typique de 20 feuilles (320 pages) coûtait à ses clients 20 sous ou une livre tournois. » Le libraire payait directement le transporteur. Le coût du transport était considérable et grimpait fortement à mesure qu'on s'éloignait de Lyon. Des librairies du Val de Loire recommandaient à la STN de faire acheminer les livres par la voie d'eau plutôt que par la route.

Le plus grave problème rencontré par ce milieu professionnel durant la période étudiée a été la décision du gouvernement en date du 12 juin 1783 d'exiger que toutes les importations, quelle que soit leur destination, soient inspectées par la chambre syndicale de Paris ! L'ordre du ministre Vergennes perturba les routes du livre et renchérit énormément son prix final. De nombreux libraires fermèrent boutique ou firent faillite d'autant plus que l'on observait déjà une tendance au déclin du commerce. La STN elle-même frôla la faillite, mit ses activités éditoriales en sommeil et les recouvrements traînèrent en longueur. Parfois, un cabinet de lectures permettait d'ajouter quelques revenus aux librairies.

Dans cette tournée Besançon apparaît comme « le pays du livre par excellence » en raison d'un haut niveau  d'alphabétisation et un lectorat favorisé (actif dans l'administration, les institutions culturelles et éducatives). De plus il n'y avait ni corporation si chambre syndicale et n'importe qui pouvait ouvrir une boutique simplement avec une autorisation de la police. Il existait en 1781 à Besançon 12 libraires et 4 libraires-imprimeurs, un nombre important pour une cité de 25 000 âmes. Charles-Antoine Charmet y était le principal client de la STN, il se rendait d'ailleurs à Neufchâtel et n'hésitait pas à conseiller les éditeurs — par exemple quels livres pirater — et il constata dès 1780 une baisse de la demande en livres philosophiques.

 

• Ce livre nous éclaire enfin sur les “best sellers” de l'époque et le marché du livre. Par l'étude des catalogues, des commandes, des inventaires et des correspondances, Robert Darnton parvient à évaluer l'offre et la demande de livres en France. Favarger arrive armé du catalogue de la STN qui comprend en 1778 plus de 300 titres. Les échanges opérés par la STN avec d'autres éditeurs suisses — sauf Gabriel Cramer de Genève qui n'imprimait que des originaux comme les ouvrages de Rousseau et s'indignait du piratage — ainsi qu'entre libraires permettent de diffuser davantage de titres (un inventaire des entrepôts de la STN en 1787 en listait plus de 1500). L'offre de livres provenant de l'étranger était donc élevée, peut-être la moitié de ce qu'on lisait dans le royaume à la veille de la Révolution française ; celle-ci libéra la presse et mit fin à la distribution d'ouvrages édités en Suisse et à l'étranger en général.

À observer les ventes, « le mélange de piété protestante et d'irréligion des Lumières peut sembler contradictoire pour un lecteur moderne » constate l'auteur. Outre l'édition calviniste de la Bible et les Psaumes, surtout vendues en pays protestant à Nîmes chez les libraires Buchet et Gaude, et à La Rochelle chez le libraire Pavie, voici un aperçu des meilleures ventes :

— des libelles à scandale comme les Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry de Mathieu-François Pidansat de Mairobert,

— des ouvrages des Lumières comme l'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes de l'abbé Raynal, un succès accentué par sa condamnation en 1781, sans oublier les œuvres de Voltaire, Rousseau, d'Holbach, 

— des ouvrages de fiction comme L'An deux mille quatre cent quarante de Louis-Sébastien Mercier, (« un succès de librairie suprême qui offrait une vision d'une société gouvernée selon des principes rousseauistes »), ou Le paysan perverti ou les dangers de la ville de Nicolas-Edme Restif de la Bretonne, sans oublier les Epreuves du sentiment de Baculard d'Arnaud, les Incas de Marmontel, et les romans épistolaires de Mme Riccoboni, 

— des pamphlets comme Le Gazetier Cuirassé (voir ici), et des sujets d'actualité comme les ouvrages de et sur Necker, ou encore les récits de voyages de Cook et Bougainville, 

— enfin parmi les rares traductions d'auteurs étrangers, on peut noter le Voyage sentimental de Sterne ou encore un roman libertin de John Cleland.

Et Robert Darnton de conclure : « Plutôt que des messages politiques explicites, les livres les plus demandés véhiculaient un aperçu général en opposition avec l’ordre établi ».

Voici donc un ouvrage très spécialisé sur les ventes de livres à la veille de la Révolution française, ouvrage qui à partir de l'étude de cas d'une tournée en province loin de Paris nous fait surtout connaître un milieu professionnel encore dépendant de l'organisation en corporation, celui des libraires détenteurs d'un brevet de librairie. Leur métier, qui assure rarement une aisance et une position sociale durables, est concurrencé par le colportage que la plupart des libraires critiquaient mais que certains alimentaient, tel à Loudun Jean-François Malherbe, un marginal, même si, paradoxalement il connaissait personnellement les directeurs de la STN, comme quelques autres libraires sur la route de Favarger.

 

Pour approfondir, ou compléter la lecture de ce livre remarquable on doit consulter le site de Robert Darnton qui présente de nombreux documents d'archives sur ce sujet.

 

• Robert Darnton. Un tour de France littéraire. Le monde du livre à la veille de la Révolution. Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-François Sené, Gallimard, 2018, 389 pages.

 

A écouter : l'émission Concordance des temps du 19 janvier 2019 sur France-Culture, Jean-Noël Jeanneney recevant Robert Darnton.

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1500-1800, #FRANCE
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