
Piotr Alechkovski connaît bien l'archéologie — ce fut son métier — aussi a-t-il fait de son personnage principal, Ivan Maltsov, un archéologue prisonnier de sa passion et de sa découverte, en même temps qu'un anti-héros de la Russie post-soviétique. Le roman couvre toute une année de la vie d'Ivan Maltsov, à partir du jour fatidique où il est licencié par Manitchkine le directeur du Musée dont relève son service, et où Nina, sa femme enceinte de lui, le quitte pour un collègue plus ambitieux, au moment même où de vastes projets de restauration de la Citadelle locale sont dans l'air. Maltsov abandonne bientôt son appartement en ville pour l'isba familiale située dans un village de la périphérie. Là, il peaufine un rapport sur les fouilles récentes qui lui ont permis de découvrir l'empreinte tatare de la ville et met à profit l'automne et l'hiver qui suivent pour rédiger un livre sur l'histoire des Tatars. Par haine de Manitchine, il s'est engagé auprès de Bartnikov, l'industriel et mécène local, dans divers projets que ce dernier pilote et subventionne : une association culturelle, une école d'échecs, et surtout une campagne de fouilles avant de pouvoir restaurer et valoriser la Citadelle dans un but de promotion touristique. Entre les ambitions de Bartnikov, les relations de Manitchkine, et la fureur de Nina, le pauvre Maltsov qui se croit supérieur à eux tous va se trouver ballotté, malmené et — finalement — anéanti.
La nature
Le romancier accorde une grande importance à la description de la nature. Cela commence avec la partie de chasse au sanglier à laquelle Maltsov est invité et où il rencontre les notables du coin, y compris ce Manitchkine qu'il s'était promis de tuer mais qui se retrouve blessé par une balle perdue. La forêt est présente avec ces scènes de chasse en plein été ; leur feront écho des scènes hivernales, quand Maltsov piste les loups qui rodent autour du village isolé par la neige. La succession des saisons donne lieu à de belles pages sur les fleurs et les plantes de l'été, sur l'arrivée de l'automne, sur le passage des oies sauvages à la veille de l'hiver, etc. De belles scènes de nature viennent aussi quand Maltsov se souvient de s'être égaré dans une région de lacs et de marais et quand il rêve des aventures du cavalier tatar dans les steppes et le désert.
Le village
Toute la seconde partie du roman se déroule au village. C'est là que Maltsov fête le Nouvel An en respectant la tradition, avec pour seule compagnie sa voisine Lena et Staliok le fainéant imbibé de vodka frelatée à l'exemple d'à peu près tout le village de Kotovo. L'alcoolisme est ici un drame quotidien et notre archéologue parfois y cède, pour supporter la solitude, l'hiver, et la corruption du monde moderne. C'est un village sinistre et dépeuplé, où la moitié des maisons sont à l'abandon. Le kolkhoze de l'époque soviétique n'a laissé que des ruines, du matériel rouillé. Les drames de la collectivisation ont même été oubliés. Les jeunes sont partis à la ville. Ils reviennent rarement. Quelques familles cependant sont venues de l'extérieur et fréquentent l'église d'un pope peu charitable dont Maltsov, lui-même petit-fils de pope, se moque ouvertement. Seules leurs maisons sont pimpantes.
Le passé russe
Le roman a l'immense mérite de nous accompagner dans le lointain passé de la Russie. Nous sommes au nord-ouest de Moscou, à Derevsk, une ville imaginaire dans la région de Tver, où l'on vénère les saints Boris et Gleb, depuis que saint Ephrem y a fondé une des premières églises russes. Avec le travail de l'archéologie et avec les rêves de Maltsov, vient à nous le temps des premiers chrétiens — on a fêté le millénaire du christianisme russe en 1987 — et l'époque de la domination mongole et tatare dont les princes russes ne se trouvent libérés que vers 1380. Maltsov s'est retiré à la campagne pour terminer l'écriture d'un rapport sur les fouilles locales et surtout écrire l'histoire des guerriers tatars. Cela alimente ses rêves successifs, développant longuement l'histoire du cavalier Tougan-Chona, qui a combattu avec les khans de la Horde d'Or, Mamaï et Timour, et dont on suit la carrière jusqu'à ce que, converti à l'orthodoxie, il devienne dans ses vieux jours, avec la bénédiction du grand-prince de Moscou, un voïvode à l'ouest de la Moscovie.
Le question du patrimoine
Faut-il sauver et conserver le patrimoine seulement pour la gloire de la science, ou en tirer une source de profit dans notre société devenue mercantile ? Pour Alla Nikolaïevna, directrice de département au Ministère de la Culture, « il faut restaurer tout ce que l'on peut restaurer ». La question de la Citadelle devient alors un cas d'école. Séparée de la ville, l'enceinte de la citadelle de Derevsk est dominée par un certain nombre de tours, la Nikolskaya est la « préférée » de l'archéologue car elle est différente des autres et c'est à son pied qu'il ouvrira son dernier chantier de fouilles afin de déjouer les plans de Manitchkin et de Nina. « La Citadelle était construite à l'ancienne, selon les méthodes de la fin du XV° siècle, quand personne ne comprenait l'avantage des canons pour la guerre, et elle devint rapidement désuète. Le stupide projet des gouverneurs de déplacer la cité avait certes échoué, mais la Citadelle avait rempli sa fonction de garde-frontière de la république de Novgorod, en rejetant l'attaque des Lituaniens en 1428. » Aujourd'hui, un pareil monument pourrait abriter en son cœur un hôtel ou des résidences de luxe. Le député à la Douma, l'industriel Bortnikov, et des hommes d'affaires de Moscou et même Manitchkine (qui détourne impunément les fonds publics) sont prêts à parier sur la réussite de tels investissements d'autant que l'autoroute de Moscou à Saint-Pétersbourg passe à proximité. Mais ce n'est pas du goût d'Ivan Maltsov.
Un anti-héros de notre temps
Maltsov un homme inadapté à la société capitaliste — voire kleptocratique — du début du XXI° siècle. Drapé dans sa dignité d'archéologue n'œuvrant que pour la Science, dédaignant les offres de carrière, il a raté sa vie de couple en même temps que sa vie dans la cité. Nina l'a quitté furieuse contre son alcoolisme et son manque d'ambition. Mais pour lui, l'indépendance ne se marchande pas. Il se considère entouré de voleurs, de corrompus et de traîtres. Manitchkine, le directeur du Musée, est la figure même du méchant. Même Bortnikov, l'industriel, le parvenu, le mécène, l'homme qui ne boit pas d'alcool, le propriétaire de la Mercedes 500 blanche, le héros positif de Derevsk, ne peut que manigancer une affaire juteuse et s'il associe Maltsov à ses projets de développement du tourisme culturel, c'est en se jouant de lui ainsi que Maltsov le pur finit par penser. La caverne et l'église souterraine qu'il découvre deviennent ainsi sa citadelle... et son tombeau.
Il faut partir à l'assaut de cette Citadelle, formidable roman qui s'est vu décerner le prix Booker* russe en 2016 et que voici dans une traduction brillante accompagnée des très bienvenues notes des traductrices.
• Piotr Alechkovski. La Citadelle. Traduit du russe par Céline Bricaire et Valentina Chepiga. Macha Publishing, Paris, 2019, 603 pages.
* Le prix Booker a été décerné à Olga Slavnikova en 2006 pour son roman « 2017 » et en 2004 à Vassili Axionov pour « A la Voltaire » également chroniqués sur ce blog.