
Laura Spinney, journaliste scientifique, s’est lancée à la poursuite de la grande tueuse, cette grippe espagnole qui, de mars 1918 à mars 1920 a fait entre cinquante et cent millions de victimes oubliées. Depuis quelques années, médecins, épidémiologistes et historiens s’y intéressent. Mais elle demeure assez insaisissable tant dans son origine que dans ses modes de propagation. L’auteur se livre à une enquête autant médicale que socioculturelle aux dimensions planétaires car la grippe espagnole n’a épargné que l’Arctique et quelques iles du Pacifique. Grâce à des archives et des témoignages, on découvre les réactions des autorités médicales, mais aussi politiques, militaires et religieuses.
« Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés » car, depuis la Peste Noire, ce fut la plus grande tragédie que l’humanité ait connue. Elle n’est nullement apparue en Espagne mais comme ce pays était neutre en 1918, on n’y censurait pas la presse, qui répandit la nouvelle de l’épidémie, alors que les nations belligérantes la passèrent sous silence pour éviter toute panique collective. D’où venait donc cette pandémie ? Véhiculée par les oiseaux aquatiques comme les canards, elle se serait répandue avec les travailleurs chinois du Chinese Labour Corps affectés sur les différents fronts de la guerre ; selon d’autres avec les soldats anglais cantonnés à Étaples, selon d’autres enfin, elle serait venue du Kansas. Mais aucune de ces hypothèses n’est totalement validée. Seule certitude, les transports de troupes par trains et bateaux ont permis son déploiement mondial. En outre, en 1918, les médecins ne pouvaient l’identifier puisqu’à l’époque on n'en connaissait pas les virus. La propagation de la pandémie restait difficile à comprendre, son intensité variait selon le lieu d’habitation, les habitudes alimentaires et les modes de vie. Beaucoup crurent à une « mystérieuse main invisible », au châtiment de Dieu ; pour certains imams , « la maladie est un martyre pour les croyants et la punition suprême pour les infidèles ». Les médecins, souvent peu écoutés des autorités militaires, eurent du mal à faire respecter l’isolement des malades à domicile, l’interdiction des rassemblements de foule et les quarantaines portuaires. Ceux qui ne mouraient pas de la grippe avaient déjà été, sans le savoir, exposés au virus et leur système immunitaire avait réagi, alors que les jeunes de vingt ans furent mortellement touchés. Pour la plupart recouvrer la santé fut long et difficile : les manifestations de délires, les tendances suicidaires et la mélancolie en affectèrent beaucoup. Cette dépression post-virale n’épargna ni peintres ni romanciers qui développèrent un pessimisme nouveau dans l’art, quand ils ne succombèrent pas comme Guillaume Apollinaire, Romain Rolland ou Egon Schiele. La grippe espagnole a bien changé le monde. Il est possible qu’elle ait accéléré la fin de la guerre et la défaite des Allemands, victimes de malnutrition donc affaiblis. Les responsables politiques se sont enfin mis à l’écoute des médecins ; la protection sanitaire s’est répandue dans maints pays et des laboratoires comme l’institut Pasteur ont pris leur essor.
C’est une enquête passionnante où L. Spinney surprend souvent en révélant des conséquences inattendues de la pandémie, même si elle laisse parfois le lecteur dubitatif quant à certains bouleversements politiques qu'elle tient à imputer à la grippe. Il n'en reste pas moins qu'en 2018, si les scientifiques savent prévoir les grippes saisonnières, ils s’attendent à une nouvelle pandémie de cette grippe dite « espagnole » en raison de la versatilité de ses mutations. Tous semblent certains, comme l’était Berthold Brecht à la fin de sa pièce « Arturo Ui », que « le ventre est encore fécond d’où a jailli la bête immonde ». C'est une mine ce bouquin !!
• Laura Spinney. La Grande Tueuse. Comment la grippe espagnole a changé le monde. Traduit de l'anglais par Patrizia Sirignano. Albin Michel, 2018, 428 pages. (Extraits)
Chroniqué par Kate