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Ce n'est pas une surprise : le dernier “roman” de Claudio Magris se déroule à… Trieste, sa ville natale. Voici un livre exceptionnel. Son originalité réside dans le sujet, la composition du roman et l'analyse des personnages.

 

Un projet innovant

Il est question d'ouvrir un Musée de la Guerre pour l'avènement de la Paix. L'exposition consisterait en un grand nombre de salles ouvertes au public et présentant toutes sortes d'armes anciennes et modernes, avec une multitude de fiches et de cahiers manuscrits et des livres sur l'art de la guerre réunis par un même collectionneur originaire de Trieste. Mais pour l'instant, rien n'est prêt. Plusieurs années auparavant, le collectionneur a péri dans l'incendie d'un hangar en même temps qu'une importante documentation — des « paperasses » — qui auraient pu cacher bien des secrets. Luisa, une conservatrice, est chargée de recopier à l'ordinateur les notes du collectionneur, et de concevoir l'organisation des salles et la rédaction des notices. Exemple : « Salle n° 15. - Arc à flèches, arc à usage de fronde et hache de guerre utilisés par les Chamacocos… » une population amérindienne. Ou encore : « Salle n° 6 – MP 44. Maschinenpistol, modèle de 1944... » Que lecteur se rassure, l'ouvrage de Claudio Magris ne relève pas du catalogue.

 

Des récits insérés

À partir de la fiche descriptive, le romancier s'intéresse surtout à l'homme qui se cache derrière les armes. L'arc provenant des Chamacocos donne lieu à l'histoire de l'Indien qui a accompagné un « célèbre explorateur, ethnologue, anthropologue et botaniste » Alberto Vojtěch Frič. Revenu du Paraguay en 1908, ce scientifique pragois utilisa l'amérindien pour animer ses conférences. Une salle consacrée aux cactus — une sorte d'arme bio — permet de retrouver Vojtěch Frič en 1942 mourant au milieu de ses plantes telle l'Opuntia aux millions d'épines, tandis que les nazis se vengent de l'attentat contre Heydrich en anéantissant Lidice et ses habitants. Quant au fusil mitrailleur de la salle n° 6, il introduit l'histoire du brave soldat Otto Schimek qui refusa de tuer des civils et fut abattu sur le champ puis enterré par des villageois. L'opinion publique et l'Église catholique de Pologne sont disposées à voir en lui un saint homme. Mais les recherches de deux journalistes autrichiens sèment le doute après avoir révélé une attitude héroïque. On voit ainsi que l'énumération des salles du musée encore virtuel sert de prétexte à des récits qui semblent extravagants mais qui concernent des personnages bien réels.

D'autres récits appartiennent plutôt à la légende. Le comte Carlo Filippo, retour d'expédition à la traite négrière — ça nous ramène en plein XVIIIe siècle — organise une représentation de L'Amour des trois oranges et confie le rôle de Smeraldina à Perle, sa maîtresse ramenée du Mozambique, mais l'unique représentation tournera au fiasco. Une massue de bois conduit à l'histoire d'une autre Africaine, Luisa de Navarette, faite prisonnière aux Antilles par les Kalinagos, évadée puis jugée par l'Inquisition — « non il n'y a ni messes noires ni sabbats de sorcières dans la forêt » de ses ravisseurs. Elle avait connaissance d'un trésor enfoui au large d'une île caraïbe voilà qui aurait intéressé Carlo Filippo, ancêtre possible du collectionneur.

Ces récits insérés, pour surprenants qu'ils soient, placent Classé sans suite dans la grande tradition littéraire européenne, celle du Don Quichotte et de Jacques le Fataliste.

 

Trieste au temps du Reich nazi

Durant l'occupation allemande, les bâtiments de la Rizerie de San Sabba servaient de camp de concentration et de tri (Boris Pahor y passa en route pour Dachau) ; ils abritaient aussi une sinistre fonction liée à la « Solution finale » avec jusqu'à 5 000 victimes pour l'unique usine à exterminer les hommes située en Italie.

Trieste était une fenêtre sur la Méditerranée que les nazis appréciaient. Le 20 avril 1945 au château de Miramare des officiers allemands célébrèrent l'anniversaire du Führer, burent du champagne et dévorèrent des toasts en compagnie des collabos du coin. En même temps certains d'entre eux étaient en train d'organiser leur fuite. Le collectionneur a tenté de reconstituer la liste des présents. Certains, nazis et collabos, ont longtemps survécu. On peut se demander si la mort du collectionneur est accidentelle... Il a été un témoin actif des événements militaires survenus à Trieste : derniers jours de l'occupation allemande, libération par les troupes de Tito et les alliés britanniques. C'est à ce moment qu'il a commencé sa collection par la veste du général allemand qui marqua sa capitulation par ce geste faute d'avoir un sabre à remettre comme la tradition l'aurait voulu.

 

Le collectionneur

« Veste d'uniforme du général Linkenbach — C'est celle qu'il m'a donnée, après l'avoir ôtée, à la fin des tractations en vue de la reddition… » car « il n'a pas de sabre à remettre ». « Cette veste est à moi. Je la porte volontiers » insiste le collectionneur. Y compris au jour de sa mort.

Son grand-père Egon alors jeune officier, avait participé à la bataille de Lissa durant laquelle « des têtes de fer aux commandes de bateaux en bois eurent raison de bateaux en fer gouvernés par des têtes de bois, autrement dit la kaiserliche Kriegsmarine, encore presque entièrement à voile, détruisit la flotte italienne, déjà constituée de cuirassés à moteur ». Gamin, il jouait à refaire la bataille avec ses copains. Ainsi serait née sa vocation pour le matériel de guerre.

Le collectionneur a aussi noté des réflexions sur la guerre et la paix : « Mon Musée est un grand chapeau sur la tête du monde. Un grand préservatif, mais je ne sais pas si et de quoi il pourra préserver ». Il s'interroge sur le nombre infini des armes possibles, jusqu'aux armes de papier tels ces « livres qui enflamment le monde », et « répandent des poisons ». Mais l'homme de guerre n'en est pas resté au papier : « La mort et la destruction courent aujourd'hui sur la Toile plus vite que la pensée… on appuie sur une touche on tue un homme, des chaînes invisibles de millions de mots étranglent sa gorge son honneur ». Après ça, on ne pourra pas dire que Magris ne pense qu'au passé !

 

Luisa Brooks et sa famille

L'histoire de Luisa est entrelacée dans le roman du musée. Sa grand-mère Deborah a été exterminée au camp de La Rizerie en plein Trieste ; auparavant elle avait pu mettre à l'abri sa fille Sara qui n'était encore qu'une enfant quand le régime fasciste adopta ouvertement l'antisémitisme.

Dans Trieste libérée et redevenue italienne, Sara Simeoni rencontra le soldat américain Brooks bientôt muté à la base d'Aviano. Ainsi naquit Luisa. C'est elle, maintenant, qui est chargée de préparer l'exposition depuis que la ville de Trieste a hérité de la collection et décidé d'aménager un vrai musée et se plonge dans l'histoire de ses ancêtres, du collectionneur et d'une autre Luisa.

 

Pourquoi “ Classé sans suite ” ?

Comme Luisa de Navarette libérée des Kalinagos, le collectionneur est passé après la guerre devant une Commission d'épuration : ce fut aussi classé sans suite. On se dit peut-être que tout le travail préparatoire de muséologie que mène Luisa Brooks ne mènera à rien. Or une autre raison s'imposera : puisque la mort du collectionneur s'est accompagnée d'un incendie dévastateur, une enquête a été ouverte et un procès eut lieu. Mais on ne put démontrer que la mort de Diego de Henriquez — tel était le nom du personnage réel dont le romancier s'est inspiré — était criminelle plutôt qu' accidentelle.

Comme le château de Miramare et le camp de la Rizerie de San Sabba, le Musée Diego de Henriquez existe bel et bien. Il est ouvert au grand public. Difficile toutefois d'en dire autant du roman de Claudio Magris tant la langue et la structure en sont... élitistes.

 

• Claudio Magris. Classé sans suite. Traduit par Jean et Marie-Noëlle Pastureau. L'Arpenteur, 2017, 472 pages. [Non luogo a procedere, 2015].

 

Au musée Diego de Henriquez : l'artillerie lourde

 

Tag(s) : #LITTERATURE ITALIENNE
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