
Boris Le Roy a vécu au Nigeria et son expérience du pays colore tout le récit. Son personnage, Ona, toxicologue et agent scientifique de l’ONU, a été recrutée pour former la police locale aux méthodes de la criminalistique. Or voici qu’une explosion sur le W. Market à Abuja, la capitale, la fait basculer de la théorie à la pratique. Dans ce roman, à la fois policier et surréaliste, le flot continu des phrases, les chapitres interrompus rendent palpable le flux de conscience de la jeune femme, la déferlante du rationnel envahi par les émotions et les souvenirs.
Entre les membres déchiquetés et les morceaux de métal, Ona se livre à un relevé minutieux et détaillé des indices. Elle tient à « la valeur de la preuve » et non pas aux seuls témoignages et s’efforce d’éviter « les évidences subjectives ». Mais elle ne parvient pas toujours à étouffer ses émotions ; elle projette sur la scène de crime les images d’autres scènes vues dans les médias ou amplifiées par son imagination : elle voit ainsi une réalité augmentée et ne « fait plus la distinction entre la réalité et l’imaginaire ». Celle-ci lui échappe et le doute l’envahit : « Qu’est-ce que le réel ? » c’est la question centrale du roman.
Le trouble d’Ona atteint son paroxysme lorsqu’elle reconnaît la tête de son chauffeur Sani. Oubliant toute distance scientifique elle se met à échafauder toutes sortes d’hypothèses, nourries des souvenirs de cet homme dont elle sait peu. Originaire de Borno, au Nord du Nigéria, il était venu chercher du travail à Abuja, laissant au pays sa femme et ses filles. Elle l’avait soupçonné d’être impliqué dans le blanchiment d’argent de la cocaïne. Il se pouvait aussi qu’il ait rejoint Yusuf, prédicateur leader et martyr qui prônait l’idéologie de Boko Haram et prohibait « l’éducation occidentale ». Ona se perd d’autant plus en conjectures que l’avant-bras de la jeune kamikaze pourrait être celui de la fille de Sani, enlevée et conditionnée au combat par Boko Haram...
Ona « n’était pas prête à cela ». Alors que son éducation occidentale lui a enseigné le contrôle de l’esprit sur le réel, elle doit accepter qu’il lui échappe, la rattrape et qu’elle ne peut le fuir.
B. Le Roy donne à comprendre le Nigeria dans son altérité et ses rapports conflictuels aux Occidentaux. Ce pays « regroupe toutes les problématiques —criminalité organisée, trafic de drogues, traite des armes et des personnes, corruption bien sûr, chaîne institutionnelle pénale défaillante, et terrorisme ».
À le lire, les actions de l’ONU se révèlent inopérantes. Les internationaux en poste ne veulent pas prendre en compte l’altérité nigériane, ses spécificités ethniques et religieuses. La radicalisation s’impose alors comme un bouclier contre la mondialisation du pays.
C’est le roman noir et glaçant d’une tragédie économique et humaine. On ne sort pas indemne de sa lecture.
• Boris Le Roy. L'éducation occidentale. Actes Sud, 2019, 147 pages.
Chroniqué par Kate