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Comment étudier globalement le XIX° siècle ?

Écartant l'écume événementielle de l'ère des révolutions, Jürgen Österhammel a choisi de traiter un long XIXe siècle en gardant en tête l'idée que se joue alors « la transformation du monde ». Les forces profondes, les grandes thématiques, les changements spectaculaires voilà ce que l'historien allemand évalue minutieusement sans se limiter strictement aux années 1800 et 1900. Il lui faut souvent inclure une partie du XVIIIe et plus encore du XXe pour disposer du recul suffisant pour son projet qui rappelle au lecteur francophone le choix de Fernand Braudel en faveur des « structures » et des rythmes lents de l'histoire au détriment des soubresauts de l'histoire politicienne.

 

Même si la référence du sous-titre à l'histoire « globale » est propre à l'édition française, elle est parfaitement justifiée par le contenu du livre. Par « globalisation » on entend ici « une mobilisation accélérée de ressources par-dessus les frontières entre États et civilisations » (p.1231) ce qui est particulièrement bien illustré avec l'étude des réseaux, télégraphique notamment qui changea bien plus que le seul monde du commerce international. La place de la Grande-Bretagne et de son Empire est évidemment consistante, mais l'auteur a réussi à faire la part belle à d'autres pays européens, France et Allemagne pour l'essentiel, aux Etats-Unis, et aux civilisations asiatiques. Le Japon, la Chine, les Indes, l'empire Ottoman sont traités avec égard et considération. Jürgen Osterhammel évite autant que possible une approche euro-centrée. Mais l'Amérique latine et l'Afrique occupent toutefois les strapontins.

 

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La division en trois grandes parties appelées successivement « approches », « panoramas » et « thèmes » indique peu la progression et l'organisation de l'ouvrage. C'est dans le deuxième et le troisième niveau du plan détaillé que l'on découvrira les considérables richesses de cette étude quasiment encyclopédique, véritable exploit pour un auteur seul. Une étude objective est à peu près impossible ici. En suivant le fil du texte, voici seulement quelques entrées qui ont spécialement retenu mon attention.

 

Les « approches » sont tentantes comme des apéritifs : le développement de la presse (p. 56-66), la maîtrise du temps (p. 110-119) avec l'établissement des fuseaux horaires, l'usage du chronomètre, l'accélération des déplacements, donnent envie d'aller plus loin.

 

Les « panoramas » offrent des développements passionnants sur le choc microbien, les épidémies de choléra, la médecine (p. 185-188 puis 258-282). Les populations migrent : c'est l'exil (p. 200-204), et l'urbanisation avec un intérêt particulier par les cités portuaires (p. 386-396) et coloniales (p. 396-412). Tout un chapitre est consacré au thème de la frontière (frontier au sens de F.J.Turner), s'y rattache la chasse à la baleine (p. 533-537). Depuis que Lord Macartney refusa de se prosterner devant l'empereur Qianlong les rites de la diplomatie évoluent (p.680-689) et l'immunité diplomatique se répand. Le nationalisme se développe tant à partir des États-nations que des Empires (p. 581-583). Le chapitre « Révolutions » renoue avec le thème de la révolution atlantique exploité entre autres par Robert Palmer, avec explications sur Haïti (p. 723-726).

Le chapitre consacré à l'industrialisation ne recule pas devant le rappel des controverses (un peu stériles) autour du concept de “révolution industrielle” (p. 865-882) et de “capitalisme” (p. 904-910), rappelle la diversité des débuts de l'industrialisation pour l'Inde, la Chine et le Japon, sans oublier le rôle — éminemment variable — de l'État. Le chapitre « Travail » note le poids dominant du travail agricole et le fait que les ouvriers de la grande industrie sont globalement très minoritaires. La variété du travail est bien analysée : chantiers ferroviaires, creusement des canaux, mines, plantations, et aussi l'énorme importance des domestiques, catégorie dominante du travail féminin dans les villes.

 

Les « thèmes » contiennent au moins autant de richesse. Le titre « Réseaux » traite de la révolution des transports d'où baisse des coûts, convergence des prix internationaux des marchandises, essor des échanges, investissements à l'étranger, etc. On note une originale réflexion sur le triomphe de l'étalon-or (p. 991-996). « Entrer dans l'étalon-or, c'était acquérir une respectabilité internationale et signaler sa bonne volonté à respecter les règles du jeu de l'Ouest. Pour certains, s'ajoutait l'espoir de faire venir les investissements étrangers, avec succès dans le cas de la Russie qui devint à la veille de la Première guerre mondiale le pays le plus débiteur au monde. Une fois l'or adopté par la Russie, toutes les grandes économies nationales européennes se sont retrouvées avec le même étalon-monétaire. L'intégration du continent était plus poussée encore dans ce domaine que dans le principe du libre-échange des années 1860, auquel la Russie n'avait jamais adhéré. » Une situation dont on est bien éloigné dans l'actuelle zone euro.

Les analyses sur la société (Hiérarchies) comprennent un remarquable exposé sur le lent déclin de l'aristocratie (p. 1013-1027) sans oublier les mandarins ni la reconversion des samouraïs. Au chapitre XVI consacré à « la connaissance » on lira avec profit ce qui touche à l'alphabétisation (p. 1064-1078), à l'essor des universités, à la géographie (« discipline scientifique complice de l'expansion européenne »), à l'histoire, fondée sur le modèle prussien pour devenir une discipline universitaire.

Le chapitre « Civilisation et exclusion », aborde la « mission civilisatrice » que les Européens ont cru greffer sur leur expansion impérialiste. La croisade britannique contre la traite des Noirs et pour l'abolition de l'esclavage dans les colonies est interprétée comme ayant deux raisons, d'une part « un humanitarisme à la fois chrétien et patriotique » porté par « la stratégie de communication des abolitionnistes les plus influents », et d'autre part la « réplique idéologique de la Grande-Bretagne à la Révolution française et à Napoléon » ; ainsi la France de 1802 « avait perdu son ascendant moral » et la Grande-Bretagne dès 1807 « repris l'initiative idéologique » (p. 1136-1139) : l'une voulant rétablir l'esclavage et l'autre cessant l'odieux commerce des esclaves.

L'auteur interprète audacieusement l'essor du racisme après les années 1850, même hors des États-Unis, comme un contre-coup de la libération des esclaves et il enchaîne sur l'antisémitisme (p. 1169-1179) y compris au Japon où il n'y avait pourtant pas de juifs. Le dernier thème est consacré à la religion; il accorde une place aux missionnaires, à la naissance de nouvelles religions avec les mormons et les bahaïs tandis que les tensions entre science et religion s'amplifient et que la déchristianisation s'amorce.

 

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Au terme de ce « long » (voire trop long) XIXe siècle, l'auteur conclut sur cinq caractéristiques :

« un temps de progrès asymétrique de l'efficience » (productivité, contrôle croissant des appareils d'État…) ;

« l'augmentation de la mobilité » des hommes, des marchandises et des informations, reposant sur des infrastructures nouvelles ;

« la densification asymétrique des cadres de référence » avec l'élargissement de l'horizon des élites, à nuancer en raison des retardataires de la périphérie comme en Russie où les slavophiles s'opposent aux occidentalistes ;

« la réalisation progressive de l'égalité de droit » à partir d'un modèle ouest-européen. « Néanmoins, il n'y avait nulle part à la veille de la Première guerre mondiale beaucoup de démocratie au sens où on l'entend à la fin du XXe siècle » ;

« un siècle d'émancipation »« les succès semblent l'emporter sur les échecs, mais c'est peut-être une illusion d'optique car l'histoire préfère se souvenir des vainqueurs ». C'est pourtant ce travers que l'auteur a souhaité éviter.

 

L'amateur d'histoire uniquement soucieux de la vie des grands hommes ou féru d'histoire politique ne trouvera peut-être pas son bonheur dans cet ouvrage aride, de 1200 pages d'analyse et de réflexion historiques, mais dépourvu d'illustrations. Avec sa table des matières précise et son index rigoureux il paraît davantage destiné aux enseignants ayant à bâtir des cours portant sur la période, avec cette réserve que l'immense bibliographie est essentiellement en anglais, et que les titres présents dans nos bibliothèques sont en nombre infime.

 

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• Jürgen Österhammel. La transformation du monde. Une histoire globale du XIXe siècle. Traduit de l'allemand par Hugues Van Besien. Nouveau Monde éditions, 2017, 1483 pages. (Titre original : Die Verwandlung der Welt : eine Geschichte der 19. Jahrhunderts. Beck, 2009)

 

 

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1789-1900, #HISTOIRE 1900 - 2000, #HISTOIRE GENERALE
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