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S'il fallait résumer d'une formule le nouvel opus du romancier de Boumerdès, on pourrait évidemment ne retenir que son plaidoyer frontal contre les islamistes. Mais ce serait trop simple, tant il est manifeste que l'auteur trouve son plaisir dans les constructions compliquées et les hommages à une pléiade d'écrivains. De tous les romans de Boualem Sansal, celui-ci n'est-il pas à la fois le plus engagé, le plus littéraire, le plus chargé d'histoire et le plus complexe par sa forme ?

 

Le plus engagé assurément. Dans la fiction de la petite ville d'Erlingen coupée du monde et comme assiégée par une force obscure, aussi bien que dans la seconde partie qui fait référence aux attentats terroristes de 2015, l'auteur pourfend la menace criminelle qui s'insinue dans nos démocraties fatiguées, celle des « Serviteurs » qui pratiquent l'endoctrinement — « tout commence là » — et font de la soumission à leur dieu l'unique raison de vivre, mais c'est un dieu qui s'est effondré dans le mal. Dans chaque partie ce sont deux vieilles dames qui s'emparent du flambeau de la résistance au nom des valeurs de la civilisation, contre la lâcheté des autorités et l'indifférence ou l'anomie de beaucoup.

 

« Le hic est là, le monde policé auquel nous appartenons n'a pas d'ennemi, pas de vraie religion à défendre, pas de cause sacrée à invoquer au lever et au coucher du jour, pas de rituel d'initiation, ni de héros à sacrifier, de martyrs à honorer, ni simplement de force dans le poignet pour faire sonner le tocsin et de fermeté combative dans la voix pour appeler à l'honneur, c'est de ça qu'il meurt, d'absence de vie dans les gènes. » (pages 110-111).

 

Le plus littéraire aussi. Si la parabole de “2084” s'entendait par rapport à l'œuvre dystopique de George Orwell, ici Boualem Sansal n'hésite pas à utiliser des œuvres littéraires importantes, à commencer par “La Métamorphose” de Franz Kafka. On sait que Gregor Samsa s'est changé en une espèce de gros insecte puant : nous y voilà avec la métamorphose dont s'indigne Ute von Ebert, mais ici c'est « un phénomène collectif », « un mystère archaïque surgi du néant », bref « un mal incurable » qui la cerne. L'attente qui se joue à Erlingen n'est pas sans rappeler celle de Drogo dans “le Désert des Tartares” de Dino Buzzati. Sansal se fait critique littéraire avec une présentation du roman de Constantin Virgil Gheorghiu, “Les Immortels d'Agapia”, parce qu'il contient une réflexion sur le crime et le mal... Ute von Ebert, toujours elle, « se métamorphose en rêve en super-héros », met sur pied une résistance citoyenne inspirée de “La désobéissance civile”, œuvre de Henry David Thoreau « réincarnation de Rousseau dans le Nouveau Monde »... Ute von Ebert collectionne les livres mystérieux comme “Le manuscrit de Voynich” et surtout “Le Traité des trois imposteurs” — une charge contre les religions monothéistes et la crédulité — qu'on attribua aussi bien à l'empereur Frédéric II qu'à Spinoza avant qu'en 1777 le baron d'Holbach ne diffuse sous son nom une version du siècle des Lumières.

 

Le plus chargé d'histoire. Rien à voir avec le détournement de la religion : le thème des migrations est central. La narratrice de la première partie, qui passe pour être Ute von Ebert la richissime héritière, évoque ses ancêtres, et en premier lieu Ernst Ebert dit « le clodo » ou « le bandit » qui s'embarqua à Bremerhaven sur le trois-mâts Die neue Hansa et débarqua à New York le 28 février 1832 pour chercher fortune en Amérique. De même Léa, la seconde narratrice, rapporte que sa mère Élisabeth Potier, la prof' d'histoire du 9.3, a découvert à Brême l'histoire des ancêtres de la jeune Cornelia — pour qui elle a été engagée en tant que préceptrice et aide scolaire — : ainsi Viktor Tamas von Hornerberger était lui aussi parti de Brême, et sur le même bateau, pour trouver la fortune au Nouveau Monde, avant de piocher à pleines mains dans les mines sud-africaines. Une visite au Musée de l'émigration de Bremerhaven (Deutsches Auswandererhaus) semble avoir joué un rôle important dans la mise en chantier de cette fiction !

 

Le plus complexe par la forme, enfin. Sur une base de roman épistolaire, Ute von Ebert adresse à sa fille Hannah bloquée à Londres des courriers dramatiques sur la situation à Erlingen, en même temps qu'elle rédige à son intention des notes pour qu'elle en fasse un roman... Un train doit venir de la capitale du Land, mais au lieu de porter secours à la ville assiégée sous la menace d'un péril mortel, il pourrait n'évacuer que les plus riches ou les plus malins de ses habitants, à supposer que les élites en place ne s'enfuient pas lâchement. Dans un retournement inattendu de la narration, c'est ensuite Léa Potier qui reprend la plume et dévoile au lecteur la véritable auteure de la première partie, en même temps que les aventures de sa mère à Brême, son retour dans sa cité de banlieue parisienne hantée par les islamistes fanatiques et agressifs. Voilà donc la première partie confirmée comme vaste métaphore de ce fléau que la mère de Léa a trouvé en travers de son chemin juste après le 13 novembre 2015 au retour d'un pèlerinage au Bataclan. Ainsi les deux couples mère-fille n'en faisaient-ils qu'un et « Hannah n'existait que comme rêve dans la tête d'un autre rêve nommé Ute ».

 

Du grand art donc, même et surtout si ce livre déconcerte les lecteurs.

 

Boualem Sansal. Le Train d'Erlingen ou La métamorphose de Dieu. Gallimard, 2018, 247 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #ALGERIE
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