« – Tu vas encore écrire un roman sur la guerre civile ? T'es con ou quoi ? » insiste son ami le cinéaste David Trueba. Il est vrai que Javier Cercas s'est fait connaître avec Les soldats de Salamine où un soldat républicain sauvait la vie d'un intellectuel phalangiste dans les derniers jours de la guerre. Mais ici, il s'agit d'un membre de la famille de l'auteur, un grand oncle, qu'on nous présente dès l'incipit : « Il s'appelait Manuel Mena et il est mort à l'âge de dix-neuf ans au cours de la bataille de l'Èbre. Sa mort advint le 21 septembre 1938, à la fin de la guerre civile, dans un village catalan du nom de Bot. »
Comme souvent chez Cercas, le livre consiste en une enquête de terrain, associant ici amis ou membres de la famille, archives militaires, et érudits locaux. Le démarrage est hésitant car l'écrivain n'est pas persuadé de vouloir écrire l'histoire du sous-lieutenant engagé au 1er tabor de tirailleurs d'Ifni, dont la famille essentiellement franquiste avait fait son héros, un héros très prisé de la mère de l'auteur. Il s'écoule au moins trois ans entre les premières recherches au village déshérité d'Ibahernando, berceau des Cercas en Estrémadure, et l'aboutissement de l'enquête sur les lieux où le jeune soldat passa ses dernières heures. L'écriture fait habilement alterner les étapes de l'enquête historique et la reconstitution de la vie du jeune homme emporté dans l'aventure de la Phalange au côté de Franco alors qu'il s’apprêtait à entamer des études supérieures.
L'intérêt de ce livre consiste essentiellement en ce qu'il est une illustration de ce courant qui conduit l'Espagne d'aujourd'hui sur les traces d'un passé controversé et clivant, longtemps caché par commodité après l'avoir été par la répression et la terreur. C'est aussi la question de la transmission de la mémoire dans la famille au sens large. Enfin, l'auteur se ré-enracine lui-même dans un village loin de la Catalogne urbanisée où il vit, dans une société rurale et une époque dont il comprend peu à peu les pesanteurs économiques et morales.
Bien que Javier Cercas se targue de ne pas faire de Littérature, il nous donne la clé du titre de son « roman ». Le jeune Manuel Mena fauché à la fleur de l'âge dans un engagement qui épargne la vie des siens ne s'apparente-t-il pas à l'Achille d'Homère qui a eu une belle mort, « kalos thanatos » disaient les Grecs ? Il revient à l'auteur qu'à la fin du Chant XI de l'Odyssée, Ulysse visitant Achille dans la cité des morts s'adresse à lui comme au « monarque des ombres » et qu'Achille répond : « j'aimerais mieux être sur terre domestique d'un paysan / fût-il sans patrimoine et presque sans ressource / que de régner ici parmi ces ombres consumées » (selon la traduction de Philippe Jacottet). Ainsi Javier Cercas serait cet Ulysse qui a fait un beau voyage dans le passé et les archives et qui revient humblement vers les vivants les bras chargés de son nouvel ouvrage.
• Javier Cercas. Le monarque des ombres. Traduit par Aleksandar Grujičić et Karine Louesdon. Actes Sud, 2018, 313 pages.