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Avec « Parler seul », le paradoxe est qu'Andrés Neuman, écrivain argentin de quarante ans à l'allure barbue d'un Karl Marx, ne nous donne pas à lire un monologue. À tour de rôle Mario, employé comme voyagiste, son épouse Elena, professeur d'espagnol, et Lito leur fils de dix ans prennent la parole durant un chapitre. Cela donne donc une sorte de roman choral à la fois singulièrement léger parfois, et vite grave dans ses propos, par le biais d'une plongée dans l'intimité d'un foyer de la classe moyenne.

Mario, atteint d'une maladie dont il ne guérira pas, a choisi de faire à son fils le cadeau ultime d'un voyage ensemble, entre hommes, quelques jours durant : « fallait que je te fabrique ce souvenir… ». Pour une raison qui restera mystérieuse, — il est vaguement question de livraisons — Mario emprunte à son frère Juanjo un imposant camion de marque Peterbilt que les deux voyageurs, le père et le fils, personnifient en le baptisant Pedro. Et c'est parti pour plusieurs jours d'aventures sur les routes : Mario et Lito s'arrêtent pour la nuit dans des auberges mal famées ou couchent dans leur cabine sur des parkings de routiers. Lito ignore l'état de santé de son père, qui bientôt s'avère critique. Elena, très inquiète, reste en relation avec eux par téléphone et Lito s'amuse à lui envoyer des textos volontairement mal écrits.

Elena laissée seule pendant cette fin de vacances où elle attend la rentrée scolaire — « quand je n'enseigne pas, je m'ennuie » — devient la maîtresse du Dr Escalante, le médecin de Mario. « Ça me fait drôle de reprendre l'écriture » confesse-t-elle à son journal après le départ de l'amant. Toute à sa nouvelle passion érotique elle a l'impression de devenir une autre femme, une femme qui ne veut pas voir la progression de la maladie mortelle. Elle est pourtant bientôt amenée à rejoindre son mari hospitalisé et avant d'être brisée par le deuil elle aura déjà éprouvé des remords : « parfois je me dis que la maladie est une punition… ». Dans sa solitude, elle trouve dans les livres des citations qui font écho à son désarroi : Virginia Woolf, Ana Maria Matute, Christian Bobin, Irène Némirovski… et d'autres encore qui attestent de la culture d'Elena en même temps que des bons goûts littéraires d'Andrés Neuman.

Mario, lui, n'a pas le même capital culturel. Il cajole son fils d'amusantes épithètes animalières : « raton golfeur », « requin à casquette », « lézard polyglotte », « petit kangourou électronique » ou encore « marmotte questionneuse » au fil des conversations dans la cabine du camion. Ainsi s'efforce-t-il de rendre heureux son garçon et de lui forger de joyeux et tendres souvenirs qu'il espère indélébiles tandis qu'il restera à Elena les cassettes enregistrées par son mari comme autant de preuves d'amour. Lito, hébergé chez les grands-parents pendant que Mario s'éteint à l'hôpital, reste convaincu que son père a été victime d'un accident de la circulation. Mais il devient néanmoins un jeune garçon prêt à se battre après cette aventure initiatique.

« Parler seul » nous confronte moins à la joie au bonheur et à l'amour qu'à leurs adversaires : le mensonge, la maladie et la mort.

 

• Andrés Neuman. Parler seul. Traduit par Alexandra Carrasco. Buchet-Chastel, 2014, 166 pages.


 

Tag(s) : #LITTERATURE ESPAGNOLE, #ARGENTINE
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