Maylis de Kerangal reste fidèle à sa vocation de fonder ses livres sur les métiers de ses contemporains. Après le cuisinier de Chemins de table et les professions médicales de Réparer les vivants, voici venue l'heure des artistes du pinceau, avec le temps de la formation et cinq premières années d'expérience professionnelle.
La jeune Paula Karst, jusqu'ici « assez glandeuse », a trouvé sa voie dans une école de Bruxelles où « elle apprend à voir ». Elle a assimilé l'art du trompe-l'œil, l'art de faire surgir un marbre magnifique sur un mur quelconque, ou bien « apprendre à imiter le bois ». Elle sera peintre de décor. Cette école lui a aussi permis de connaître Laura la rebelle et Jonas qui semble un puits de science.
Le livre s'étend plus longuement sur les débuts de Paula dans la profession, autrement dit sur les chantiers les plus variés où ses techniques font merveille : villa de Portofino à décorer d'un « vestibule en paonazzo », décors de série télévisée à Moscou, décors de film à Cinecittà, et pour finir le chantier de Lascaux IV — qui de tous est le plus détaillé et le plus passionnant avec son rappel historique.
Sans compliquer la chronologie du récit puisqu'ici c'est presque linéaire, la qualité d'écriture de Maylis de Kerangal n'est plus à démontrer. Avec cet opus éclate encore mieux son savoir-faire, sa façon de donner un corps aux personnages, à leurs actions. Elle fait ressentir les efforts physiques déployés par Paula au travail.
« [Elle] stabilise enfin une couleur lavée des références, puis se relève, ankylosée, la tête lui tourne un peu et ses genoux craquent, elle accroche le bac à peinture contre la tablette de l'escabeau, se hausse sur la dernière marche, et debout à deux mètres du sol, un foulard noué sous la queue-de-cheval à la manière d'une paysanne, d'une éclaireuse, d'une pin-up des années cinquante, une main l'assurant et l'autre peignant — épaule basse, bras levé en angle à quarante-cinq degrés à partir du coude afin d'éviter toutes ces saloperies de tendinites, de capsulites ou “épaules gelées” —, elle peint. »
Il y a aussi quelque chose qui happe le lecteur, c'est la maîtrise de la documentation concernant les décors, les pigments, le travail mi-artisanal mi-artistique. Cet extrait illustre les longues phrases de Maylis de Kerangal quand il y a de beaux effets à transmettre ou ensuite une riche matière à confier au lecteur.
« Elle repense à ce bleu que l’on obtenait au Moyen Âge clans des fioles emplies d’essence de bleuet coupée avec du vinaigre et “de l’urine d’un enfant de dix ans ayant bu du bon vin”, et à cet outremer que l’on finit par utiliser aux premiers temps de la Renaissance en lieu et place de l’or, mais qui était plus éclatant que l’or justement, et plus digne encore de peinture, un bleu qu’il fallait aller quérir au-delà de la mer, derrière la ligne d’horizon, au cœur de montagnes glacées qui n’avaient plus grand-chose d’humain mais recelaient dans leurs fentes des gouttelettes cosmiques, des perles célestes, des lapis-lazuli que l’on rapportait dans de fines bourses de coton glissées sous la chemise à même la peau ; les pierres pulvérisées à l’arrivée sur des plaques de marbre, la poudre obtenue versée dans un mortier puis mélangée selon la recette avec “du blanc d’œuf, de l’eau de suc de la gomme arabique, ou de la résine de prunier, de cerisier — de la merdaluna comme on disait alors à Venise — et broyée plus finement encore avec de l’eau de lessive, de la cendre, du sel d'ammoniac” avant d'être finalement filtrée dans une étoffe de soie ou de lin… » (Extrait, pages 138-139).
Le thème de la mer, cher à l'auteure, n'est bien sûr pas oublié. C'est l'écaille de tortue qu'il faut rendre pour l'examen de fin d'année, c'est l'histoire des roches sédimentaires d'une carrière belge visitée sous la conduite de Jonas, — « un modèle de récif corallien en dôme, une structure de toute beauté créée par des colonies de coraux (…) sous un climat tropical, dans des eaux chaudes, claires et peu profondes, il y avait des millions d'années… » — c'est aussi la vidéo de Laura partie plonger à la Réunion, visionnée par Paula à Lascaux en attendant le retour de Jonas. Car il faut bien un peu de sentiment et de sexe pour ne pas assécher l'intérêt du lecteur avec l'accumulation des pots de peinture, des spatules, des pinceaux et des marbres fussent-ils de Carrare ou de Cerfontaine.
• Maylis de Kerangal. Un monde à portée de main. Verticales, 2018, 284 pages.