
Contraint à la démission pour avoir abusé d’une de ses étudiantes, David Lurie, la cinquantaine fringante, professeur à l’université du Cap, tombe en disgrâce. Il se réfugie chez sa fille Lucy, ancienne hippie qui vit des revenus maraîchers de sa ferme et d’un chenil pour chiens abandonnés. Mais Coetzee, en dramatisant l’action, transforme les deux personnages en symboles de cette bourgeoisie Sud-Africaine « qui doit payer pour les crimes de l’Apartheid ». Au fil de l’intrigue linéaire et chronologique, l’intérêt du roman tient à l’étude des deux caractères. Tout oppose père et fille : tandis que David s’enfonce dans l’échec, Lucy trouve la voie d’une certaine forme de résilience.
David Lurie n’a jamais été ni bon époux ni bon père ; il n’a « jamais été capable de fonctionner en société » d’après Rosalind, sa seconde femme. Peu motivé par son métier, il ne s’est « jamais intéressé qu’aux jolies filles ». Incapable de contenir ses pulsions, il prétextera être « devenu le serviteur d’Eros ». Le dieu du désir, en quelque sorte, le possède et l’autorise à rester sourd à sa propre conscience qui s’exprime à maintes reprises ! « Qu’est-ce que je suis en train de faire ? » quand ce n’est pas Coetzee lui-même qui juge son personnage. Ces procédés mettent en lumière sa mauvaise foi, son refus de se corriger ou de revoir ses préjugés, en vrai bourgeois blanc sûr de sa supériorité. Lorsque Lucy l’exhorte à « devenir quelqu’un de meilleur », David rétorque « je tiens à rester moi-même » et va même jusqu’à prétendre « Chacune des femmes dont j’ai été proche m’a appris quelque chose sur moi-même. Dans cette mesure elles ont fait de moi quelqu’un de meilleur »... reste à savoir en quoi... Réfugié chez Lucy après sa démission, lui qui pensait y couler une retraite tranquille se retrouve au coeur de la violence tragique : trois hommes noirs attaquent la ferme, la cambriolent et violent Lucy.
David réclame déclaration à la police, arrestation etc... Sa fille s’y refuse. Très traumatisée elle a ressenti cette agression comme « une haine personnelle contre [elle] » et sait que ses agresseurs reviendront : « Ils considèrent que je dois quelque chose… Ils veulent m’asservir ». Et c’est son père qui l’éclaire en lui rappelant que « c’est l’histoire qui s’exprimait à travers ces hommes (…) une histoire de torts longuement subis... cela venait de loin, dicté par les ancêtres » Même humiliée, disgraciée, en état de choc, Lucy refuse de quitter sa ferme, pour ne pas paraître vaincue. Elle montre une grande force de caractère ; enceinte, elle cherche à éviter un nouvel assaut vengeur. En passant contrat avec Petrus, un fermier proche sur le terrain et familier des agresseurs, Lucy deviendra sa troisième épouse ; cédant la ferme pour dot, elle obtiendra sa protection. À l’inverse, David refuse de s’adapter. Il en vient à prendre en pitié les chiens abandonnés que l’on euthanasie : il les choie jusqu’à leur dernier souffle : belle métaphore de ce que sera sa propre mort, celle d’un chien.
Responsabilité, culpabilité, conscience de soi, Coetzee nous interpelle et on ne sort pas indemne d’un tel roman.
• John Maxwell Coetzee. Disgrâce. Traduit par Catherine Lauga du Plessis. Editions du Seuil, 2001. Folio, 272 pages.
Chroniqué par Kate