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Le Danube est aujourd'hui le plus grand fleuve de l'Union européenne. Mais lire “Danube” et avoir pour guide Claudio Magris, c'est suivre — par la route essentiellement — trois mille kilomètres de découvertes géographiques, d'aventures historiques et d'érudition littéraire dans une Europe différente. Trente ans ont passé. Initialement publié en 1986, l'ouvrage concerne un voyage, sinon une série de voyages, contemporains des dernières années des régimes communistes. Loin d'être un long fleuve tranquille, cet essai monumental ne se lit pas vraiment comme un roman ! Si de multiples anecdotes et digressions en parsèment le cours et rendent l'aventure plus légère, il faut aussi accepter de subir de lourds développements professoraux à intention philosophique ou morale qui en rebuteront plus d'un. En clair, “Danube” s'adresse principalement à un lectorat féru de littérature et aspirant à connaître l'histoire d'un monde finalement assez étrange remplissant l'espace Rhin et Mer Noire : la Mitteleuropa. Rien à voir donc avec une gentille croisière touristique. Le livre de Magris suit le fleuve et Google Maps permet de suivre l'auteur à la loupe. La section du Danube en terre germanique, depuis la Forêt-Noire jusqu'après Vienne, est évidemment moins exotique pour le lecteur français que les parties suivantes au-delà de l'ancien Rideau de fer, quand les visiteurs italiens sont accompagnés d'un cicerone officiel, la serbe Mémé Anka, ou ensuite la jeune traductrice du bulgare véritable éponge de la propagande officielle. L'impression d'éloignement culmine dans la Roumanie ruinée par le communisme et l'étrangeté des divagations ultimes des bouches du Danube où survivent les pêcheurs lipovènes — cousins des Vieux-Croyants russes — au milieu des marais et des pélicans quand enfin se termine cette odyssée fluviale.

 

Des personnages par centaines

Or on s'éloigne bien souvent de la « potamologie » ! Dans ce livre où l'on apprend l'origine de la curiosité de Magris pour la civilisation allemande et le monde danubien — elle vient du professeur de lycée qui a éveillé l'esprit du jeune Claudio : « Il voulait nous enseigner le mépris du sirop sentimental » — on croise une multitude de personnages, les uns pittoresques comme ce Kyselak, marcheur infatigable qui gravait son nom partout au début du XIX° siècle, les autres plus célèbres par leur place dans l'histoire politique et militaire, et surtout dans la littérature. Près de Ratisbonne le Walhalla expose 161 bustes de grands hommes. En suivant le Danube, Magris croise le souvenir des gentils comme des méchants : l'empereur Marc Aurèle composant ses Pensées à Carnuntum près de Bratislava, Ovide exilé près des bouches du fleuve, Hans et Sophie Scholl résistant au nazisme, mais aussi l'affreux Eichmann et l'horrible docteur Mengele, moderne Dracula. Et pas d'index des noms propres pour s'y retrouver...

 

Un guide historique

De ville en ville, long chapelet au fil du Danube, Claudio Magris s'intéresse à toutes les époques de l'histoire. Souvent, l'auteur cède à la tentation d'énumérer des événements dont la ville a été le théâtre et des anecdotes sur des personnages connus ou inconnus. Ville natale d'Einstein, Ulm en donne l'exemple le plus net : on voit la population jeter les bases de sa cathédrale quand Charles IV l'assiège en 1376, assister aux obsèques du maréchal Rommel, Kepler publier ses travaux sur les mouvements des planètes, ou le général Mack capituler devant Napoléon... Reprise avec Vienne, ville de Johann Strauss et du docteur Freud, avec Bratislava, avec Budapest — « la plus belle ville du Danube » faite pour « le flâneur » (en français dans le texte) —, le procédé décline aussitôt après Esztergom, première capitale de la Hongrie au temps du roi Etienne. Durant la traversée des Balkans, Claudio Magris évoque quand c'est possible l'importance passée de la colonisation allemande, parfois depuis le XII° siècle, ou bien davantage au XVIII° siècle sous l'impulsion de Marie-Thérèse et de Joseph II. Ainsi s'explique la survivance de minorités allemandes dans le Banat à cheval sur la Serbie, la Hongrie et la Roumanie avec Timisoara, la Temesvar des Allemands, et surtout dans la province roumaine de Transylvanie.

Les révoltes populaires et la Révolution de 1848 au temps du poète Pétofi ont aussi leur place dans les célébrations des temps révolus, sans oublier Charles, le dernier empereur Habsbourg et son épouse Zita, transportés par une canonnière anglaise descendant le Danube pour les conduire jusqu'à l'exil de Madère.

 

La succession des guerres

« La carte du Danube ressemble à un atlas militaire » écrit Magris en citant un historien local. Sans remonter plus avant, trois conflits majeurs émergent. Au début de la Guerre de Trente Ans qui allait ruiner l'Allemagne au XVII° siècle, simple soldat, Descartes était au service du duc de Bavière en 1619 et ce fut alors le temps de ses révélations philosophiques. Plus tard, le maréchal Montecuccoli combattrait les armées de Gustave-Adolphe puis de Turenne. Surtout la lutte pluri-séculaire contre les Turcs revient comme un fil conducteur. En 1526, le roi de Hongrie mourut à la bataille de Mohács, son royaume fut alors rayé de la carte par les Turcs ; à ce moment puis en 1683 les Habsbourg les empêchèrent de prendre Vienne. Les querelles nationales exacerbées suivront le reflux ottoman dans les Balkans jusqu'à déboucher sur le « suicide de l'Europe » après l'attentat de Sarajevo. C'est l'âge des mépris : écho des rivalités stupides entre les peuples, voici l'exemple rapporté par sa guide serbe : « Qu'est-ce qui est le plus rare : un cheval vert ou un Serbe intelligent ? ».

Les siècles passant la guerre se transforme : « la guerre totale, qui mobilise et écrase non plus des armées de métier dont les manœuvres obéissent à des intérêts de cours et de dynasties, mais des populations entières, des masses appelées à tuer et à mourir au nom d'idéaux (patrie, nation, liberté, justice) exigeant le sacrifice complet et la destruction totale de l'ennemi, lequel n'incarne plus des intérêts opposés mais le mal (la tyrannie, la barbarie, la race maudite) » (p. 191 de l'édition Folio).

Cinq siècles durant, la Guerre de Trente Ans et les guerres contre les Turcs ont maintenu en vie l'empire des Habsbourg et forgé l'empire danubien, « allégorie baroque de la vanité de la gloire ». On a quitté la potamologie pour la polémologie : l'histoire militaire n'est que « vanité de toute victoire et de toute défaite, lesquelles se succèdent et changent de camp ». Ce thème de la guerre irrigue l'œuvre de Magris jusqu'à son dernier roman, Classé sans suite.

 

La Mitteleuropa rêve ou cauchemar

Remède aux conflits et aux divisions, le thème de la Mitteleuropa surgit d'un bout à l'autre du Danube à travers l'évocation des acteurs politiques ou des écrivains : Grillparzer célèbre la politique des Habsbourg comme une « mission danubienne » pour regrouper les nations slaves dont au XIX° siècle on disait encore qu'elles « n'avaient pas d'histoire » puisque soumises au Turc.

Ratisbonne était devenu siège de la Diète d'Empire à partir de 1663 quand le Saint Empire s'était sclérosé, « un néant défini uniquement par ses limites » pour détourner la formule du romantique Achim von Arnim. Il appartenait aux Habsbourg de reprendre le mythe, de transformer l'empire et l'étendre. Déjà Frédéric III mort à Linz en 1493 avait imaginé ce sigle : A.E.I.O.U. : non pas une idée de sonnet pour Rimbaud, mais le programme à peine crypté que l'on traduit par « Austriae est imperare orbi universo ». Il alimentera le mythe des Habsbourg jusqu'à l'archiduc François-Ferdinand et son projet avorté de transformation de la Double Monarchie.

Au-delà des conflits de 1914 à 1945, face à l'idéologie des deux blocs rivaux, György Konrád, avocat de la liberté individuelle, oppose la vision anti-autoritaire de la Mitteleuropa, cœur d'une future Europe unie. « Aucun peuple, aucune culture — non plus qu'aucun individu — n'est totalement innocent sur le plan historique » juge le chrétien-démocrate Magris et c'est un appel à la tolérance et à la convivialité. Mais la Mitteleuropa peut aussi bien être une affaire de nostalgie (le beau Danube bleu…) ou même de sarcasme (décadence viennoise, balkanisation…).

 

Les écrivains du Danube

« L'esprit européen se nourrit de livres » et les livres sur le Danube abondent. Notre Jules Verne a écrit Le pilote du Danube où le policier Dragoch combat les pirates du fleuve. De ville en ville Claudio Magris s'intéresse aux écrivains qui ont brièvement vécu sur les bords du Danube, comme Céline faisant escale à Sigmaringen en 1945, aussi bien qu'à ceux qui y sont nés ou sont venus vivre sur ses rives. Les écrivains de langue allemande ont la part belle : Jean-Paul (Richter), Adalbert Stifter, Goethe publiant sous son nom les poèmes de sa jeune amie Marianne Jung-Willemer, Kafka écrivant à Milena, Karl Kraus haïssant la Vienne des derniers Habsbourg, « station météorologique de la fin du monde ». Débarquant de Galicie à Vienne, comme Manès Sperber, Joseph Roth s'installe dans une maison de banlieue triste : « En habitant un endroit pareil, il n'était pas difficile de devenir expert en mélancolie qui est la note dominante de Vienne et de la Mitteleuropa ». Des auteurs de langue allemande ont vu le jour en Roumanie : Paul Celan, Canetti admiré pour son Auto-da-fé et aussi Herta Müller temporairement réduite au silence par la dictature de Ceaucescu avant d'émigrer en Allemagne et de devenir lauréate du prix Nobel. Panaït Istrati avait quitté la Roumanie pour la France, suivi par Emil Cioran. On découvre aussi énormément d'auteurs célèbres dans leur pays mais rarement traduits en français. À la Budapest de Lukács, théoricien communiste du roman, et du dissident Tibor Déry, succède la Bucarest d'Ivajlo Petrov, de Raditchkov et d'Emilian Stanev. Né bosniaque et mort yougoslave, Ivo Andric, autre Nobel, est qualifié de « plus grand écrivain occidental à avoir raconté la rencontre entre ces deux mondes », l'Ouest et l'Est, que le Danube associe.

« La vraie littérature n'est pas celle qui flatte le lecteur en le confirmant dans ses préjugés et ses certitudes, c'est celle qui l'aiguillonne et le met en difficulté, qui le contraint à revoir ses comptes concernant son univers et ses certitudes » (p. 217). En somme, lire Magris n'est pas de tout repos !

 

• Claudio Maris. Danube. Traduit par Jean et Marie-Noëlle Pastureau. Gallimard, 1988. Folio, 560 pages. Prix du meilleur livre étranger en 1990 dans la catégorie essais.

 

 

 

 

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ITALIENNE, #ESSAIS, #EUROPE CENTRALE ET BALKANIQUE, #VOYAGES
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