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Ce roman de l'écrivain argentin né en 1940 se situe en 1972 quand son pays attend le retour au pouvoir de Juan Peron. L'action se déroule dans une petite ville de la Pampa et l'opposition des usages et des valeurs opposées de Buenos Aires et de la campagne se ressent de façon insistante. Ainsi le journaliste Emilio Renzi – personnage déjà rencontré dans Pour Ida Brown – porte-t-il un regard critique sur les provinciaux et les mœurs des rustres gauchos buveurs de maté et portant béret. Mais l'essentiel réside dans le montage de cette histoire : un bel aventurier débarque dans ce coin de cambrousse, un intrigue policière survient ensuite avant de céder la place à un drame psychologique. Comme si le récit partait en lambeaux, au risque de se déconstruire à mesure de l'avancée du livre.

 

Le lecteur pense instinctivement que Tony Duran est le personnage principal. « C'était extraordinaire de voir un mulâtre si élégant dans cette petite ville peuplée de Basques et de gauchos piémontais, un homme qui parlait avec l'accent des Caraïbes, tout en paraissant originaire de Corrientes ou du Paraguay, un mystérieux étranger perdu dans un trou perdu de la Pampa. » Or, il n'y a pas de personnage principal... c'est plutôt l'ensemble des Belladonna, voire l'ensemble de la société locale aux élites corrompues, d'ailleurs responsables collectivement du drame qui frappe Luca.

 

Après un incipit épatant — « Tony Duran, aventurier et joueur professionnel, vit l'occasion de rafler la mise quand il tomba sur les sœurs Belladonna » — on a fait connaissance d'Ada et de Sofia aussi jumelles que rousses et de leur famille. D'origine italienne comme une bonne partie de la population de l'Argentine, le grand-père Belladonna a construit la ligne de chemin de fer financée par les Anglais. L'entreprise du secteur automobile que dirigeront ses petits-fils Luca et Lucio échappera au contrôle de la seule famille suite à la crise financière qui fait plonger le peso face au dollar quand Nixon change de politique monétaire en 1971. Après la mort accidentelle de son frère, Luca rêve encore de rester à la tête de l'usine. Il attend les dollars que son père qui vit reclus dans la demeure familiale a rapatriés d'une banque américaine par un porteur de valise : Tony Duran justement.

Mais ceci ne s'éclaire (?) que dans la seconde moitié du livre. En effet le beau Tony a été assassiné à son hôtel et la partie proprement policière du roman a rapidement succédé à la promesse de l'incipit. L'enquête s'oriente vers l'arrestation d'un employé japonais de l'hôtel. Mais le commissaire Croce trouve un autre coupable, un tueur à gages assez inattendu : un jockey qui aurait commis le crime pour acheter un cheval au brillant palmarès. Et c'est l'employé japonais qui se retrouve condamné et Luca s'en sentira coupable... tandis que le commissaire se retire un temps dans un asile psychiatrique pour prendre du recul et... continuer à écrire des lettres anonymes  !

 

Ces enchaînements de faits n'entraînent pas vraiment la conviction du lecteur habitué au récit linéaire et qui peut s'irriter de voir son roman partir dans toutes les directions : aussi doit-on souligner cette phrase de la page 280, révélatrice de l'intention de l'auteur, qui évoque « une succession imprécise de causes altérées » ! En contre-point, et d'une manière finalement plus limpide, intervient à chaque chapitre et en italique une sorte de chronique intermittente qui suit les confidences de Sofia à Emilio Renzi qui ne manquera pas de céder à ses charmes. Dépêché par Croce aux archives municipales puis  chez les Belladonna, il apprend ainsi l'histoire de la famille, et l'admiration des deux sœurs pour leurs deux (demi)-frères.

Dans l'œuvre de l'écrivain argentin, Cible nocturne répond probablement à la construction la plus inattendue, mais les intrigues de Respiration artificielle et Argent brûlé gardent encore mes préférences.

 

• Ricardo Piglia. Cible nocturne. Traduit de l'espagnol par François-Michel Durazzo, Gallimard, 2013, et Folio, 2014, 334 pages. [édition originale : Blanco nocturno, 2010, chez Anagrama].

 

Tag(s) : #AMERIQUE LATINE, #ARGENTINE
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