
Microcosmes ? Des petits mondes ! Ceux de Claudio Magris ne se situent qu'en Italie du Nord, à Trieste et dans l'étranger proche, en Slovénie et Croatie. Autrement dit une petite part de Mitteleuropa très accessible depuis sa cité, Trieste, où il est né en 1939. Ce livre lui a valu le prix Strega en 1997. Qu'a-t-il donc de si remarquable ?
Ces microcosmes commencent et finissent à Trieste, partant du Café San Marco que fréquentent de beaux esprits, pour aller jusqu'au jardin public voisin où des statues rappellent par une série de têtes les grands hommes qui ont habité ici, Joyce, Saba, Svevo… Justement, la tête de Svevo n'est plus là, ironie du sort pour celui qu'il qualifie de romancier de l'absence. Tous ces textes sont riches de descriptions paysagères et d'anecdotes portant sur des personnages représentatifs d'un village, d'un coin de montagne ou d'une île oubliée.
Magris s'éloigne de sa cité pour la Valcellina, dans le Frioul, une vallée très isolée où des ancêtres paternels ont semble-t-il vécu, puis dans les Lagunes de Grado près de Trieste, tout au fond de l'Adriatique. Aujourd'hui submergée, la petite île de San Grisogono porte le nom d'un martyr décapité sous Dioclétien, ancêtre possible d'un penseur né en Dalmatie en 1861, resté un génie incompris. « Il est difficile de dire qui des deux, du martyr ou du savant, a eu le sort le plus cruel ».
L'auteur se souvient de vacances passées en Slovénie au Monte Nevoso avec son épouse Marisa (décédée en 1996) et ses fils Francesco et Paolo qui espéraient pouvoir rencontrer l'ours fameux qui remplit les conversations des gens du pays. Dans le texte Colline, on passe dans la région de Turin, où l'auteur a enseigné la littérature allemande, et croisé à l'université un farfelu que les Brigades rouges n'ont pas épargné. Absyrtides est consacré à des iles aujourd'hui croates où les parlers italien et croate se métissent. Et puis vient l'évocation de vacances familiales dans le Haut-Adige, alias Tyrol du sud, au bourg d'Antholz, région où la culture italienne et la culture allemande s’interpénètrent. « …il serait bon que l'aigle du Tyrol soit rôti, mangé et digéré une bonne fois pour toutes, sans qu'on n'ait plus besoin de cracher sur ses os, comme il serait temps de s'ébrouer pour se débarrasser de l'obsession polémique de la frontière… »
Partout les modifications de frontières sont venues bousculer les hommes, jouant avec leur identité, altérant jusqu'à la langue de tous les jours. « La correction de la langue est la prémisse de la netteté morale et de l'honnêteté » soutient Magris pour qui « Beaucoup de filouteries et de prévarications brutales naissent quand on fait de la marmelade avec la grammaire et la syntaxe ».
Déjà au milieu du XIX° siècle, les vieux Piémontais regrettaient l'avènement de l'unité italienne et la rupture consécutive avec la Savoie patrie de la famille régnante mais désormais française. Les modifications de frontières de 1919, triomphe de l'irrédentisme, créèrent des nostalgiques du Tyrol germanophone et même des autonomistes. En 1945, la victoire de Tito ôtera Fiume aux Italiens, et réduira l'arrière-pays de Trieste. Claudio Magris n'en finit pas de récriminer contre ces redécoupages et garde la nostalgie du temps où Trieste était austro-hongroise, non par intérêt particulier pour les Habsbourg, mais par goût des espaces ouverts — rendant tous ces microcosmes plus accessibles.
Il ne faut pas manquer d'indiquer qu'une grande variété thématique enrichit ces microcosmes. Ainsi l'importance du temps qui passe, inéluctable, vient-il alourdir ces propos, les rendre plus graves. Attentif aux témoignages de personnes très âgées, témoins d'une époque révolue, l'auteur montre ici une gravité qui, conjuguée à l'érudition, caractérise nettement sa manière.
L'ironie de l'histoire constitue bien sûr un fil rouge dans Microcosmes. Pour participer à la construction du socialisme chez Tito, des ouvriers communistes italiens quittèrent leur pays : en 1948 la rupture de Tito avec Staline plaça ces communistes italiens — et bons staliniens qu'ils étaient — dans une situation délicate : ils se retrouvèrent dans un camp de concentration que les Italiens avaient construit au temps de Mussolini. De nombreux autres passages sont aussi des piques contre le régime titiste.
La vanité des hommes enfin. On la traque jusque dans les cadrans solaires, « avec cette manie d'y graver des inscriptions pompeuses qui les proclament inéluctables, irrémédiables, irrévocables, les ont rendues arrogantes au suprême degré. Mais il suffit d'un nuage pour les faire disparaître et c'est un vrai plaisir de voir ce cadran dans l'ombre, vide, trône vacant du temps destitué ». Elle se glisse aussi dans cette illustration d'un ouvrage imprimé à Amsterdam en 1682 qui montre le château de Pecetto (près de Turin) mais ce château n'a jamais été construit ! « Cette disparité entre le réel et son inventaire n'est pas pour déplaire à celui qui [venant de ce « nulle part » qu'on nomme Trieste] aime les choses qui ne sont pas et trouve, comme un personnage de Svevo, son destin dans l'absence. » On a souvent avancé le nom de Magris pour le Nobel, mais jusqu'à présent il reste absent de la liste des auteurs couronnés. L'absence, encore.
• Claudio Magris. Microcosmes. Gallimard, 1998, 343 pages. Traduction de Jean et M.-N. Pastureau. (Les couvertures de différentes éditions italiennes, espagnoles, françaises sont illustrées de la même photo de Luigi Ghirri.)