
C'est par la fiction d'une longue lettre d'un prêtre à la retraite, don Guido, à son ami don Mario archiviste de l'évêché, que se présente cette œuvre de Claudio Magris, la première traduite en France. Elle porte sur des événements de la fin de la Seconde guerre mondiale. Fin 1944, la retraite de la Wehrmacht devant l'Armée Rouge, conduisit des troupes allemandes à refluer vers des vallées alpines en Carnie au nord du Frioul, non loin de Trieste, ville natale de Claudio Magris. Parmi ces troupes figuraient des cosaques alliés du Reich : ils étaient dirigés par le général Krasnov.
Piotr Nikolaievitch Krasnov est connu pour diverses raisons. Officier de la garde impériale, général tsariste en 1914, il avait brièvement crû aux promesses des révolutionnaires avant de se retourner contre les Bolcheviks durant la guerre civile à la tête des cosaques qui l'avaient élu ataman en 1918. D'autre part, à la faveur de son exil, il écrivit des romans sur la période qu'il venait de vivre, dont au moins un est encore réédité, De l'aigle impérial au drapeau rouge, aux Editions des Syrtes. Vaincus, ces cosaques se rendirent aux Anglais en 1945, ignorant que l'un des accords secrets de Yalta prévoyait que les prisonniers russes des Alliés occidentaux seraient livrés à Staline. Krasnov fut ainsi pendu à Moscou en janvier 1947 après un procès-éclair. Son sort rejoignait alors celui du général Vlassov qui avait lui aussi placé une armée russe anticommuniste au service du Reich.
Mais dans les vallées où ils rêvèrent d'une Kosakia, un Kosakenland promis par les nazis, ces soldats perdus laissèrent des traces. Des habitants s'imaginèrent que Krasnov y avait trouvé la mort abattu par des partisans antifascistes le 2 mai 1945 dans le val de Gorto. C'est ce qu'examine don Guido, porte-parole des recherches et des inventions de Claudio Magris. Une tombe anonyme, à côté de laquelle est retrouvée la garde d'un sabre, travaille l'imagination des gens du pays. Don Guido rapporte aussi des conversations avec don Caffaro le curé du village où ces soldats avaient brièvement vécu et suscité des légendes, y compris celle d'un trésor laissé par Krasnov.
En passant, il nous est donné une jolie définition du fascisme auquel Krasnov avait cédé : « une fausse poésie, emphatique et excitée ». Quelque chose comme l'opposé du style de Magris, calme, rigoureux et précis. Voilà une bonne manière d'aborder l'œuvre de l'auteur triestin.
• Claudio Magris. Enquête sur un sabre. Traduit de l'italien par Marie-Anne Toledano. Editions Desjonquères, 1987, 89 pages. Réédité en 2015 dans la collection L'Imaginaire de Gallimard. [Laterza, 1984].