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« Tu as seize ans, moi soixante-seize... » Sous prétexte de donner à son fils Antoine des conseils d'orientation afin d'opter pour « la bonne section » de Première — L, ES ou S — l'essayiste, que dis-je le polémiste, part en guerre contre les métiers auxquels chacun de ces choix pourrait conduire. En même temps, Régis Debray emploie sa plume ironique à esquisser une autobiographie qu'il déguise en « bilan de faillite ». La pratique alternée de l'autodérision et des portraits vachards rend la lecture réjouissante, surtout si le lecteur décide de participer activement à la fête en activant ses neurones sur les dernières décennies...

 

• Sans surprise, l'auteur opère un vaste balayage sur la vie politique et culturelle depuis les années soixante. Au temps du Tiers-Monde, on s'aventure jusque dans la Bolivie pour servir le Che comme boutefeu révolutionnaire en rupture avec « le tout-à-l'égo moutonnier des Trente Glorieuses ». On saute ensuite à 1981 : François Mitterrand le charge d'incertaines missions à l'Élysée. On atterrit plus tard dans la médiologie pour voir l'auteur rêver de devenir homme d'influence. Tel est l'itinéraire simplifié de Régis Debray. Mais aujourd'hui la politique ne l'attire plus ! « Il m'arrive de couper le son au 20 heures ». Politiciens comme intellectuels sont source de déception : « Si le sens de l'honneur n'était pas à la baisse dans nos contrées festives, le taux de suicide serait à la hausse… » D'ailleurs comme le lui a dit Julien Gracq « La politique n'est pas une activité sérieuse pour l'esprit ». Le militant a déserté : « L'espace public n'est plus mon souci et, militant défaillant recasé bougonnant, je regarde celui où je m'ébattais jadis avec le même étonnement qu'un buffet François Ier dans une salle à manger Ikea. » (Tiens, pourquoi pas un buffet Henri II ?).

 

• Bien sûr Régis Debray a conservé certaines valeurs et méprisé le triomphe de l'argent : « On ne nous avait pas prévenus que les footballeurs deviendraient des demi-dieux feuilletés d'or comme des bouddhas birmans ». Les lettres, au moins, demeurent dignes d'intérêt. « Les parallélépipèdes à dos cartonné… » qu'il a publiés dans les années 70-80 sont sans doute oubliés, mais, devenu « gendelettre » ses pamphlets récents méritent notre reconnaissance. Je pense notamment à « Civilisation ». Debray semble regretter de ne pas être devenu « grantécrivain ». Faute de créer un univers romanesque, à la manière du Macondo de Garcia Marquez ou du comté de Yoknapatawpha cher à William Faulkner, l'auteur a « glissé sur la pente nationale de l'écrivain-philosophe » et d'essais personnels comme celui-ci où l'ironie s'exerce sur tout. Il se moque de la vieillesse qui arrive en ne souhaitant y voir que « les bénéfices de la décrépitude ».

 

L'art de la formule reste féroce, comme ce passage sur le recul de la lecture : « Dans le Transilien qui me ramène de Paris à ma campagne, en fin d'après-midi, la répartition des prothèses dans le wagon archi-plein parle d'elle-même : les messieurs ont sur leur genou un ordi ouvert ; les jeunes somnolent ou se dandinent écouteurs à l'oreille ; les dames d'outre-mer parlent à voix haute dans le cellulaire ; seules leurs congénères hexagonales ont un bouquin en main. »

Le bouquin ! Sans doute la valeur suprême. Encore que le sérieux, la réflexion sur l'Histoire, perdent du terrain. « La religion de la Nature — pandas, loups et moustiques inclus — a déferlé, et la mystique de l'Histoire, qui titillait encore quelques phénomènes engourdis de la faune humaine, est partie se cacher toute honteuse ».

 

Dans l'enthousiasme du pamphlétaire décapant, il lui arrive néanmoins de céder à des facilités pour enjoliver ses formules : « Le mollusque est bivalve, l'avion biplan, l'inventif bisexuel et l'infortuné bipolaire… » ou bien encore : « la femme reproche ; le politique promet ; la basoche chicane ; le goupillon bénit ; le banquier spécule et l'intellectuel accuse ». Mais cela reste un régal pour nourrir votre conversation de flèches bien piquantes... aussi ai-je multiplié les citations facétieuses et les bons mots pour vous inciter à vous précipiter sur ce brillant bilan de faillite.

 

• Régis Debray. Bilan de faillite. - Gallimard, 2018, 153 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #ESSAIS
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