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Sous ce titre ambigu, R. Muchembled retrace, selon une progression thématique, l’histoire du sens olfactif du XVI° au XIX° siècle selon le sous-titre, en fait jusqu’en 2014 : car l’auteur veut faire comprendre que pendant cinq cents ans on a méprisé l’odorat parce qu’on l’associait au sexe et à la mort. Mais depuis un quart de siècle la neurobiologie le revalorise. Le sens olfactif est le siège primaire de nos émotions ; chaque être humain possède son propre ensemble de gênes de récepteurs olfactifs ; on sait le rôle central de l’odorat dans la construction neuronale du nourrisson. Toutefois selon Muchembled c’est le seul sens qui ne soit pas inné mais construit par les influences socioculturelles.


 

Dans cet essai fondé sur une foisonnante documentation et assorti d’une superbe iconographie illustrative, l’auteur démontre que l’odorat « est le plus manipulable de tous les sens » selon les époques et les cultures. Son rôle social est considérable. L’enfant, par exemple, n’éprouve aucun dégoût pour ses déjections avant d’y être sensibilisé vers l’âge de cinq ans. On réprouve le malodorant, l’étranger qui ne sent pas comme nous : au XVI° siècle, « puer le bouc » constituait une injure ; en Asie « les Occidentaux ne sont-ils pas ceux qui « puent le beurre » ? Mais l’odorat se révèle également le sens le plus ambigu et paradoxal : il permet aussi bien de signaler un danger que de repérer le partenaire sexuel idéal.


 

À la Renaissance les villes empestaient, les fèces et les urines s’écoulaient au centre des rues : dames et nobles tenaient alors « le haut du pavé ». Mais tous s’arrangeaient de ces rabelaisiennes « matières joyeuses ». D’ailleurs les déjections animales et humaines entraient dans la composition des remèdes et des produits de beauté ! Tout bascula avec la Contre-Réforme : les puanteurs fétides devinrent les marques du Diable, la peste son souffle et la femme sa complice. Prêtres et moralistes luttaient contre l’animalité de l’homme et la peur de la fin du monde obsédait la pensée chrétienne.  Ne pensait-on pas que les vrais chrétiens sentaient bon et que les meilleurs entraient même « en odeur de sainteté » ? L’antidote au fléau ? Ce furent les armures olfactives, bulles de parfums capiteux tels le musc, l’ambre et la civette, dont on s’enduisit ; elles avaient un rôle prophylactique dans toutes les classes sociales car nul ne se lavait, l’eau étant vecteur de la peste croyait-on. Ce fut la pire époque misogyne : l’odeur des menstrues rendait la jeune femme repoussante ; celle de la décrépitude transformait les femmes âgées en sorcières car elles rappelaient à chacun sa finitude.


 

À la moitié du XVII° siècle, la peste disparue, ces fragrances musquées, jointes aux poudres et sachets de senteurs, servirent à dissimuler les odeurs corporelles « d’aisselles de dents avariées, d’épaule de mouton » ; mais elles servirent également à la conquête amoureuse, même si les moralistes condamnaient le recours aux parfums pour le plaisir sexuel. Peu à peu, au XVIII° siècle, apparurent des senteurs fruitées, florales, épicées ; la société avait évolué. Les grandes famines disparues, on découvrit l’hédonisme et l’odorat devint, sous la plume de Diderot, « le plus voluptueux de tous les sens ». Dans cette société du paraître, seul le nez permettait de « flairer » la bonne partenaire, non le regard. Devant ces « poupées de faïence aux joues roses », toutes semblables, visage blafard, corps et cheveux dissimulés, seul l’odorat détectait les effluves désagréables signes de l’état de santé ou de l’âge de la dame... Contrainte de sembler éternellement jeune, son odeur personnelle la trahissait !


 

La bourgeoisie et le discours hygiéniste du XIX° siècle prolongèrent le refoulement du sens olfactif : on désodorisa. Au XX° et XXI siècle, aux USA, la phobie des microbes a développé un véritable « idéal de l’inodore » alors que la France n’a jamais connu cette tradition de désodorisation radicale, en témoignent certains de nos fromages...


 

Certes, religieux et moralistes ont longtemps méprisé le sens olfactif et condamné l’excès érotique des parfums sans en réduire le succès. Car ils ne pouvaient lutter contre le pouvoir des parfumeurs : dès la Renaissance, outre les produits de beauté,ils régnèrent  sur gants, bottes, perruques et linge intime. C’était une véritable économie de marché qui se perpétue au XXI° siècle et génère de considérables profits. On découvrira au fil des pages maintes épices, plantes aromatiques et sucs d’animaux exotiques... C’est une belle histoire, pestilentielle et suave, qui ne saurait laisser indifférent, malgré le risque de perdre pied dans cette immersion parfumée.


 

• Robert Muchembled. La civilisation des odeurs. XVI-début XIX°s.

Les Belles Lettres, 2017, 269 pages.

Chroniqué par Kate

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Tag(s) : #HISTOIRE 1500-1800, #HISTOIRE 1789-1900, #DE LA RENAISSANCE AUX LUMIERES, #ESSAIS
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