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Devenus l'emblème du département de l'Aude en nos temps du tourisme de masse, les Cathares voient aujourd'hui leur histoire fortement révisée. Si Cathares il y eut, leur dramatique histoire ne se limita pas au Languedoc où l'on vient admirer des châteaux en ruines. L'historien anglais Robert I. Moore a relu et réinterprété les documents dont nous disposons sur ces hommes et femmes que l’Église considéra comme hérétiques aux XI-XIII° siècles, impulsant de vastes répressions, déclenchant en 1208 la croisade contre les Albigeois, et mettant en place à partir du concile de Latran IV une action durable afin d'éradiquer toute hérésie. Cet ouvrage est absolument captivant et éclairant ! L'universitaire anglais analyse très scrupuleusement les différents éléments de cette histoire trop mal connue de nos contemporains et qui n'a rien à voir avec un “grand récit national”.

 

• D'abord une contestation religieuse

 

Cette contestation s'étendit dans l'Empire comme dans le Royaume capétien dès le XI° siècle. Des hommes surgirent, animés à la fois par la dénonciation des abus de l’Église et par le souci de vivre selon des préceptes apostoliques et évangéliques. Ces croyants, minorité de lettrés et majorité d'hommes du peuple, dénonçaient un clergé corrompu, simoniaque, des évêques mariés menant une vie de grands seigneurs, des chanoines cadets de familles nobles soucieux des biens matériels, des terres et des dîmes.

 

Parmi ces prédicateurs certains furent considérés comme hérétiques et d'autres furent vénérés comme des saints, tel Pierre Damien qui fonda une communauté. Auteur du Livre de Gomorrhe il dénonçait le laxisme sexuel du clergé et dans le Livre de la gratification la vente des sacrements. L’Église était incapable d'accomplir correctement sa mission à moins de s'amender : de fait, en 1059, le clergé de Milan renonça à la simonie et au mariage sous la pression d'un légat du pape accompagné dudit Pierre Damien brisant ainsi la demande des patarins de refuser les sacrements d'un clergé local réputé hérétique.

 

La réforme religieuse était en marche, mais pas forcément en accord avec les dissidents religieux. Personne ne dénonçait les défauts du clergé avec plus de passion que Bernard de Clairvaux qui s'était aussi dressé contre Pierre Abélard. Bernard voulait des institutions ecclésiastiques solides. Il s'en prit aux prédicateurs Henri de Lausanne et Pierre de Bruys qui entre Loire et Méditerranée suscitèrent la vie apostolique des boni homines, les “bons hommes” — que la postérité qualifiera d'Albigeois puis de Cathares.

 

L' hérésie dans le regard des hommes d'Eglise

 

Soit par exemple Henri, archevêque de Reims en 1162. Robert I. Moore écrit qu' « ayant commencé sa vie religieuse comme novice à Clairvaux a temps de Bernard, il avait reçu une formation qui le portait à suspecter la présence de l'hérésie partout où il portait ses regards ».

 

Qu'en est-il exactement de l'hérésie — c'est-à-dire la dissidence par rapport au dogme catholique — dénoncée par les clercs ? Moore rappelle que l'appellation “cathares” plongeait dans la tradition, remontant à saint Augustin. Elle était de retour, comme l'ancienne dénonciation de manichéisme, étiquettes plaquées sur des aveux — plus ou moins correctement rapportés par les sources dont nous disposons, toutes provenant de l’Église romaine. Ceci dès le XI° siècle.

 

Adhémar de Chabannes prétendit qu'en 1018 « apparurent en Aquitaine des manichéens. Ils séduisaient le peuple, le conduisant de la vérité à l'erreur. Ils le persuadaient de nier le baptême, le signe de la sainte Croix, l’Église et même le Rédempteur du monde… »

 

En 1028 l'archevêque de Milan interrogea le porte-parole d'une communauté dissidente. On lit parmi les réponses du suspect : « Nous ne couchons pas avec nos épouses… Nous ne mangeons jamais de viande… Nous pratiquons des jeûnes continuels et une prière incessante… Il n'y a pas de pape, sinon notre pape, bien que sa tête ne soit pas tonsurée et qu'il ne soit pas ordonné… » Ce groupe fut envoyé au bûcher.

 

Outre ces témoignages, les hommes d’Église composèrent des traités contre les hérétiques. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny (où il mourut en 1156), écrivit Contre les pétrobrusiens pour attaquer l'action du prédicateur itinérant Pierre de Bruys qui avait disposé « ses pièges en Gascogne et aux alentours », et osé faire des feux de joie avec des croix arguant que « l'instrument sur lequel le Christ fut torturé si horriblement et si cruellement tué n'est pas digne d'adoration ».

 

Au XIIIe siècle, le bénédictin Eckbert, de l'abbaye de Schönau, imagina Treize sermons contre les cathares. Ces hérétiques auraient formé une secte unique : « Chez nous en Germanie ils sont appelés “cathares”, en Flandre “piphles” et en France “tisserands” en raison de leurs liens avec l'artisanat du tissage. » L'unité de ces mouvements n'était que le fruit de l'imagination d'hommes d’Église en temps de crise, en une accusation renforcée de concile en concile, jusqu'à concevoir l'idée d'un complot international venu des terres byzantines. L'empereur Justinien avait assimilé l'hérésie à la trahison, le principe en fut repris par Innocent III en 1199. Les conciles du Latran accrurent la détermination de la Papauté à combattre l'hérésie en même temps qu'ils renforçaient les institutions de l’Église et accentuaient son influence sur les dirigeants politiques pour les amener à prendre les armes.

 

Répression et guerre sainte dans l'Europe chrétienne

 

Désapprouvant l'effusion de sang, l’Église décida que les personnes reconnues comme hérétiques seraient conduites au bûcher — pour la première fois depuis la fin de l'Empire romain. Une série de bûchers traversa l'Europe occidentale depuis Orléans en 1022 — quand périssent plusieurs personnages de la cour du roi Robert II — jusqu'au Languedoc, en passant par la Flandre, la Champagne, la Lombardie et la Rhénanie.

Robert I. Moore montre que la première moitié du XIII° siècle marque l'intensité record des luttes contre les hérétiques, avec le pontificat d'Innocent III promoteur de la croisade des Albigeois. Le pape s'appuyait sur le concile de Latran IV en 1215, missionnait des légats, souvent dominicains, pour suspendre les évêques et diriger la répression. En Italie du Nord et du Centre, il envoya ses hommes prendre le contrôle de nombreuses villes, comme Orvieto, pour les purger de l'hérésie. A sa mort en 1216, les Dominicains triomphaient. Ils se formaient en théologie à Paris, où ils étaient cent vingt en 1224. De vingt maisons à cette date, ils en auront quatre cents dans l'Europe de 1277.

Robert I. Moore intitule le dernier chapitre de son livre « Le sommeil de la raison ». Le XIII° siècle connaît une généralisation de l'atmosphère de combat anti-hérétique et de la croyance dans les agissements terrestres du Diable. Les manuels des sorciers avaient été brûlés à Bologne en 1232. Les bûchers où périssaient les hérétiques se multipliaient en Champagne, Flandre, Pays-Bas dans les années trente. Le dominicain Jean de Vicence présidait aux bûchers de Vérone, tempêtait contre la prostitution et l'ostentation vestimentaire — en vrai précurseur de Savonarole à Florence.

 

• Le Languedoc, repaire des “cathares”

 

Au fil des chapitres de ce livre puissant et extraordinaire le lecteur peut suivre pour cette région précise, l'histoire des violences infligées à ceux que la littérature contemporaine qualifie encore de “cathares”. Dans leurs villages fortifiés, seigneurs et populations attachés à des valeurs anciennes, résistèrent dans un univers éloigné économiquement des régions urbaines de forte croissance reliant la Rhénanie à la Toscane. Pourtant ces terres du sud de la Loire, entre Garonne et Rhône, excitaient les appétits des puissants.

1119. Un concile présidé à Toulouse par le pape Calixte II avait ordonné que « ceux qui, prenant l'apparence de la religion, rejettent le sacrement du corps et du sang du Seigneur [l'Eucharistie donc], le baptême des enfants, les ordres des prêtres et des autres ecclésiastiques et condamnent les liens du mariage légitime » devaient être chassés de l’Église et livrés au bras séculier pour être châtiés.

1163. Un concile réuni à Tours par Alexandre III en présence d'Henri II roi d'Angleterre et duc d'Aquitaine déclare que « dans la région de Toulouse, une damnable hérésie est récemment apparue » et se diffuse « comme un cancer » dans les régions voisines.

1179. La papauté ayant surmonté ses faiblesses, le concile de Latran III se réunit. « …en Gascogne, en Albigeois et en Toulousain et dans d'autres lieux la damnée perversité des hérétiques que certains appellent cathares, d'autres patarins, d'autres publicains, d'autres encore par d'autres noms, s'est affermie à tel point qu'ils n'exercent plus leur iniquité en secret comme certains, mais manifestent publiquement leur erreur et attirent à eux les simples et les faibles ». L'anathème fut lancé contre eux, suivi par la bulle Ad abolendam qui organise l'inquisitio, pour obtenir la dénonciation des hérétiques et les conduire au bûcher. L'hérésie est une hydre...

1181-82. Henri de Marcy vint comme légat pour continuer le combat. Une “pré-croisade” fit le siège de Lavaur, place forte des Trencavel, rival des comtes de Toulouse.

1204-1213. Les légats suspendirent des évêques pour mettre au pas les populations récalcitrantes du Languedoc. Aux cisterciens s'ajoutèrent les hommes de Dominique Guzman de Calaruega venus affronter les bons hommes dans les disputes publiques. Innocent III voulait la croisade : Philippe-Auguste temporisait. Malgré sa promesse d'expulser les hérétiques, Raymond VI fut humilié par le légat à Saint-Gilles du Gard en 1208 et 1209. L'armée rassemblée à Lyon par Arnaud Amalric descendit jusqu'à Béziers qui fut pillée, incendiée, sa population exterminée. Ce fut le plus grand crime de guerre de l'époque. Un cistercien dira plus tard « Tuez-les. Le Seigneur reconnaîtra les siens ». La formule resservira. Carcassonne se rendit, sa population autorisée à partir. Soulagé par la mort du roi Pierre d'Aragon, Simon de Montfort devint le maître des territoires entre Rhône et Garonne et ses mercenaires commirent des holocaustes à Lavaur et à Minerve en 1210.

1218. Pierre des Vaux-de-Cernay décrivit la croisade jusqu'à cette date, marquée par la mort de Simon de Montfort, analysant la présence des hérétiques, leur conception de la religion, leur soutien par les « barons de la terre provençale » : « Ils niaient la résurrection des corps.. Ils ridiculisaient les sacrements de l’Église, prétendant publiquement que l'eau bénite du baptême n'était pas meilleure que l'eau de la rivière. Ils disaient que l’Église romaine était un repaire de voleurs et la prostituée dont parle l'Apocalypse ... ».

1229. Louis IX ordonna de rechercher les hérétiques sur toutes ses terres et celles des comtes de Toulouse. La même année, un concile réuni à Toulouse interdit aux laïcs de détenir des exemplaires de l'Ancien comme du Nouveau Testament.

1244-1246. Les derniers bûchers du Languedoc étaient allumés à Monségur et Agen, en attendant ceux des Templiers à Paris.

Partout donc les inquisiteurs triomphaient... Mais c'est aussi le temps de François d'Assise, des humiliati en Lombardie, ou des béguines dans en Flandre.

 

Robert I. Moore. Hérétiques. Résistances et répression dans l'Occident médiéval. Traduit de l'anglais par Julien Thiéry. Belin, 2017, 574 pages. [Titre original : The War on Heresy. Faith and Power in Medieval Europe, Londres, 2012].

 

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Voir aussi sur ce sujet :

- Pilar Jimenez-Sanchez : Les catharismes

 

 

 

Tag(s) : #HISTOIRE MOYEN AGE
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