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Et si nous posions une question radicale à l'histoire des beaux-arts ? — Qu'en est-il des gueux en peinture ? Les "scènes de genre", notamment du XVIIe siècle, représentent souvent des pauvres et il est d'usage de donner comme exemple, un célèbre tableau des frères Le Nain, datant des années 1640-42. Or, dans cette Famille de paysans dans un intérieur, malgré deux enfants aux pieds nus, il ne s'agit pas d'un groupe de misérables va-nu-pieds. Ce n'est pas une image de la misère noire mais le tableau d'une famille de paysans pauvres mais dignes, des paysans de Picardie, pays des frères Le Nain.

 

Les parents et les enfants sont assis autour d'une table recouverte d'une nappe ; le père tient une grosse miche de pain, la mère tient un verre de vin et il y a du feu dans la cheminée et le contenu de la marmite du premier plan a été consommé. Tous sont habillés de façon modeste, populaire, mais leurs vêtements ne sont pas en loques. Des misérables, des gueux, il n'y a pas ici ! Des infirmes, des boiteux, des gens sales qui font peur au bourgeois ou au paysan aisé quand ils s'adressent à eux pour mendier, il faut en chercher ailleurs que dans ce célèbre tableau des frères Le Nain. 

 

 

Des gueux du Moyen-Âge au XVIIIe siècle

 

La charité s'exerce au bénéfice du mendiant, et raison de plus si l'homme est physiquement diminué. 

 

Giotto di Bondone (1267-1337). François donnant sa tunique à un mendiant. Basilique d'Assise, 1295. - Il n'est pas évident de dire que l'homme en rouge reçoit l'aumône sous forme de cette cape orangée : l'homme en rouge pourrait même passer à nos yeux pour plus riche que le saint ! C'est que selon l'Evangile de Matthieu, Jésus aurait dit "Heureux les pauvres en esprit !"

 

Guido di Pietro, dit Fra Angelico (1395-1455). Saint Laurent distribuant des aumônes aux pauvres. Chapelle Nicoline, Vatican, Rome. L'œuvre fait partie d'un ensemble de fresques exécutées autour de 1450. Ce saint aurait été persécuté sous l'empereur Dèce, au IIIè siècle. Plus que la blessure de l'homme vêtu de rouge, le handicap du cul-de-jatte vu de dos est censé accentuer l'idée de misère de même  que le geste quémandeur de l'homme en bleu ; quant à l'homme habillé de marron à droite il doit s'agir d'un aveugle qui s'aide d'un bâton pour se déplacer. 

 

Pieter Brueghel l'Ancien (1525-1569). La Parabole des Aveugles. Huile sur toile, 1568. Galleria Nazionale di Capodimonte, Naples.

 

Pieter Brueghel l'Ancien. Les Mendiants (ou Le Boiteux, ou L'Estropié) 1568, Paris, Louvre.

 

Les mots sont multiples. Repris du latin "pauper", le "povre" apparaît au XIe siècle (selon le Dictionnaire étymologique Larousse) avant de se changer en "pauvre" quand arrive le terme "mendiant" à la fin du XIIe s. Le "gueux" — le mot apparaît au XIVe siècle et Villon l'utilise bientôt — crie famine et réclame l'aumône au nom de la charité chrétienne.  On ne songeait pas ou on n'imaginait pas le sortir de la misère crasse. Le misérable, le gueux vient de la campagne et chemine vers la ville, l'église ou le monastère, mais le discours chrétien, le discours universitaire historique le désigne le plus souvent sous le nom de "pauvre". Michel Mollat (in Les pauvres au Moyen-Âge) note que « les contemporains de la Renaissance et de la Réforme éprouvèrent un sentiment de honte devant un état indigne de l'homme ». Le Gueux devint une abstraction. La gueusaille (1608) provoque compassion et horreur à la fois. Avec Simplicius Simplicissimus (1669), la littérature prit des vagabonds pour héros, et sans doute était-ce une conséquence des immenses ravages de la Guerre de Trente Ans.

 

Dominikos Theotokopoulos dit Le Greco (1541-1614). Saint Martin avec le Mendiant. 1597-99. National Gallery, Washington. Il n'y a plus ici d'ambiguïté ni de doute possible devant l'œuvre de Giotto.

 

Domenico Zampieri dit Le Dominiquin (1581-1641). Sainte Cécile donnant ses biens aux pauvres. Fresque, église Saint Louis des Français. Rome, 1616. On note la séparation physique entre la sainte et les pauvres, un peu comme s'ils étaient pestiférés.

 

Georges de La Tour (1593-1652). Le Vielleur, 1630. Musée d'Arts de Nantes, dont c'est l'une des toiles les plus célèbres. Le visage surtout nous paraît révéler la misère.

 

Sébastien Bourdon (1616-1671). Les Mendiants, 1640. Musée du Louvre. Sébastien Bourdon participe alors à Paris à la fondation de l'Académie.

 

Les gueux sont aussi les soldats errants après la Guerre de Trente Ans dessinés par Jacques Callot (1592-1635).

 

Un autre mendiant de Callot. C'est bien Jacques Callot qui donne, par le dessin, l'image la plus frappante des miséreux du Grand Siècle, alors qu'au siècle suivant Ceruti l'imposera par la peinture.

 

Jusepe de Ribera (1591-1652). Jeune mendiant napolitain dit le Pied-bot. Peint à Naples en 1642, Musée du Louvre. Il tient de la main gauche un papier où il est écrit en latin : "Donnez-moi l'aumône pour l'amour de dieu". 
 

 

Le jeune mendiant de Bartolomeo Esteban Murillo (1618-1682), au Louvre. 1645-1650. (Il a été copié par Fantin Latour). Première œuvre de Murillo sur le thème des enfants des rues. La composition classique  — avec la lumière depuis la gauche- portraitise un  gamin  en train de rechercher des puces. Des restes de repas jonchent le sol: cruche et pommes , objets de premier plan d'une scène de genre propre à susciter la charité comme le recommande l'Eglise de la Contre-Réforme, suite au concile de Trente du siècle précédent. 

 

Une autre œuvre de Murillo. Le mangeur de melon et de raisin. Musée des Beaux-Arts de Séville. 

 

 

Et voilà un "spécialiste" du sujet. L'italien Giacomo Ceruti (1698-1767) semble tellement connu pour avoir peint des mendiants qu'on lui a donné le surnom évocateur : Il Pitocchetto, le petit mendiant ! Ci-dessus : Une petite mendiante et une femme en train de filer la laine, vers 1720,(coll.privée).

 

Deux mendiants dans un paysage urbain, encore de Ceruti, dans une collection privée. Le peintre est originaire de Brescia mais rien ici ne permet de localiser la scène. Le personnage de droite est clairement un chemineau, un miséreux et un errant.

 

Encore de Giacomo CerutiTrois mendiants, 1736 env., Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid.

 

Toujours de Giacomo Ceruti. Une famille pauvre. Milan, collection privée.

 

Francesco Sasso (1720-1776). L'Homme au tricorne ou le Mendiant. Paris, Musée du Louvre, acquis en 2007. L'artiste s'est spécialisé dans les scènes de genre, les figures picaresques.

 

William Hogarth (897-1764). Gin Lane, 1751. La consommation d'alcool mène à la misère, on le voit bien dans l'image désolante de ce quartier.

 

Le XIXe, siècle des miséreux

 

« Que la mendicité fasse encore partie de la normalité sociale fait partie des caractéristiques historiques du XIXe siècle » note Jürgen Osterhammel dans son ouvrage capital “La Transformation du Monde. Une histoire globale du XIXe siècle” (Nouveau Monde éditions, 2017, page 321). On ne s'étonnera donc pas que les peintres du Réalisme, tel Courbet, aient peint des mendiants. D'ailleurs le mot semble s'imposer jusqu'à nos jours.

 

Gustave Courbet (1819-1877). L'aumône d'une mendiant, à Ornans. 1868. Collection William Burrell, Glasgow. Il en existe un dessin préparatoire, Clark Institute, Williamston, Massachusetts. - « Cette année, Courbet n'a pas été heureux avec la critique. Son tableau, L'Aumône d'un mendiant à Ornans, a été quelque peu traîné dans la boue par les idéalistes en question. Les faiseurs de phrases pittoresques, ceux qui parlent peinture comme des artificiers, en allumant une fusée à chaque virgule, ont déclaré que le maître était devenu gâteux...» écrit Emile Zola dans l'Événement illustré du 9 juin 1868.

 

Puisqu'il s'agit de Courbet, on ne peut ignorer qu'il s'était lui même représenté en chemineau dans "Bonjour Monsieur Courbet" (Musée Fabre, 1854). 

Sac à dos, et bâton de marche à la main, il va à la rencontre de son mécène montpelliérain Alfred Bruyas. Cette mise en scène de soi nous fait sortir de notre sujet. Revenons-y avec quelques œuvres méconnues.

 

Voici Le Chiffonnier allumant sa pipe de Jean-François Raffaëlli (1850-1924), Nantes, Musée d'Arts. Huile sur toile exposée au Salon de Nantes de 1886. Campé dans un décor de banlieue, désolé et hivernal, ce chiffonnier est représentatif de l'esthétique de l'artiste autodidacte qui s'est fixé à Asnières.

 

Alphonse Cornet (1839-1898). Le Défilé des Gueux. 1886. Musée Mandet, Riom (Auvergne). Cette toile impose par sa grande dimension (1,37 sur 5,90 m). C'est bien un défilé car tous les personnages, une trentaine, avancent de la droite vers la gauche, passant devant une statue de la Vierge. On peut l'interpréter comme un panorama complet de la misère au XIXe siècle.

 

Détail de la partie droite du Défilé. Parmi les miséreux qui défilent, on doit noter un artiste peintre, portant une toile et son chevalet... 

 

Les Mendiants de Burgos est un tableau peint par Gustave Doré en 1875. Collection privée. 

"L'œuvre montre un groupe de mendiants castillans devant un mur blanchi à la chaux comme s'ils s'étaient assemblés pour un portrait. La plupart sont vêtus de lambeaux de couvertures, de châles usés, et de vêtements en désordre, même si certains portent une écharpe et des chapeaux colorés. Une jeune mère, peut-être une veuve récente, est assise seule tenant son enfant. Un homme infirme se trouve dans un petit wagon en bois, ses mains enveloppées dans du cuir ou des chiffons. Proche du centre, un grand homme se penche sur les bâtons de marche ; une famille avec deux enfants en bas âge va de sa gauche, alors qu'un couple s'étale sur le trottoir avec un bébé et un chien. Les autres mendiants vus sur les bords de la peinture sont une femme avec un tambourin et plusieurs hommes qui peuvent être à la fois des soldats ou des commerçants ayant connu des temps difficiles." (source Wikipedia).

 

Autre version des Mendiants de Burgos par Gustave Doré (1832-1883).

 

Norbert Gœneutte (1854-1894). La soupe du matin. 1880. Paris, Sénat (Palais du Luxembourg).

 

Léon-Jean-Basile Perrault (1832-1908). La jeune mendiante. Peindre la misère n'empêche pas l'académisme.

 

Fernand Pelez (1843-1913). Petit mendiant. Ce gamin a cherché à gagner quelques sous en vendant des bouquets de violettes. 

Après avoir été un peintre académique il s'est spécialisé dans le réalisme social : la Belle Époque ne l'est pas pour tout le monde ! 

 

Encore de Fernand Pelez, Sans Asile, 1883. Paris, Petit Palais. Le musée lui a rendu hommage dans une exposition de 2009 intitulée "La parade des humbles".

 

Des mendiants plus contemporains.

 

Pablo Picasso (1881-1973). Mendiant et enfant. 1903. Musée Pouchkine, Moscou. La période bleue de Picasso, suite au suicide de son ami Carlos Casagemas, se caractérise, outre le bleu dominant, par des sujets montrant la misère, la pauvreté et la tristesse.

 

 

Ilex Beller (1914-2005). Le mendiant durant le shabbat. Le peintre est originaire d'un shtetl du sud de la Pologne. Son mendiant est appelé en yiddish un schnorrer. Il exaspère par ses demandes continuelles, mais puisque c'est shabbat, on ne peut pas lui refuser l'aumône.

 

 

José Gutiérrez Solana (1886-1945). Mendiants autour du braséro. (Mendigos calentándose). 1932-33. 

 

Marcel Gromaire (1892-1871), Le Vagabond, 1939. Paris, Centre Pompidou.

 

Alain Chayer (né en 1935). Le Mendiant, 1983. (source: http://www.alainchayer-artgallery.com/galerie-alain-chayer-galerie-dart-art-gallery/portraits-attitudes/)

 

 

Pierre Citron (1919-2010). Mendiant. Huile sur bois. vers 1985. 

 

 

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Tag(s) : #BEAUX ARTS
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