Pour nous engager à aborder l'étude scientifique de la civilisation liée à la plus grande forêt tropicale du monde, Stéphen Rostain, directeur de recherche au CNRS, use d'une métaphore empruntée à la culture helléniste. Héraclès et ses douze travaux servent de sésame sinon de modèle à chacun des thèmes de cette étonnante leçon sur les civilisations précolombiennes camouflées sous l' « enfer vert ». Le sujet réputé austère, il fallait bien trouver un biais pour amener un lectorat plus large que celui des lecteurs de revues archéologiques et ethnographiques. Voyons donc comment l'auteur s'y prend pour faire de la vulgarisation de qualité.
Le mythe des Amazones s'impose pour commencer : ces créatures rebelles à la civilisation représentaient bien tout le contraire du vieux monde européen. Pas de villes, pas d'Etats, pas de redoutables guerriers. Du moins en apparence. L'hydre de Lerne aux nombreuses têtes introduit au « gigantisme de la nature » : immenses fleuves parcourus, immense forêt, grande biodiversité. Le sanglier d'Erymanthe mène à l'étude du peuplement via le détroit de Béring alors émergé il y a plus de 20 000 ans.
La biche de Cérynie introduit aux innovations longtemps niées par les spécialistes de ce milieu. « Leur paradigme de base était que le milieu jugé défavorable d'Amazonie avait empêché le développement de sociétés avancées et la naissance de toute innovation ». Or, les Amazoniens inventèrent la culture sur brûlis, la poterie, des techniques de pêche, et le boucan pour conserver le gibier ou le poisson. « Ni tout à fait fumée, ni complètement grillée, la viande sèche à une température idéale qui lui permet de se conserveur plusieurs semaines ». Sans oublier les poteries ornées de toute une mythologie qui ne se réduit pas à « la trinité jaguar / anaconda / aigle », comme le souligne l'auteur avec l'exemple de la figure de la guêpe pompile figurant sur poteries et tissus.
Le taureau de Minos suggère de traiter de la domestication moins d'animaux que de plantes : maïs, manioc, cacaoyer, tabac, mais aussi de narcotiques comme l'ahuayasca au pied des Andes. Les pommes d'or des Hespérides et les écuries d'Augias, sans surprise, ouvrent l'étude des bonnes terres artificielles (terra preta) des communautés amérindiennes, de leurs travaux agricoles dans les champs surélevés sur l'eau. C'est la déforestation qui a permis de découvrir ces structures qui témoignent d'importantes travaux d'aménagement.
Les bœufs de Géryon conduisent les échanges à longue distance. On imaginait les Amérindiens ne faisant confiance qu'à leurs pirogues pour se déplacer dans le bassin amazonien ; en fait l'Amérindien se déplaçait plutôt à pied et… en file indienne sur tout un réseau de chemins reliant les villages. Et c'était pour échanger, particulièrement des ornements, les muiraquitas, de jolies petites grenouilles de pierre verte, car pour les subsistances de base l'Amazonien est autosuffisant. Un foyer de création de ces muiraquitas est situé près de Santarem et a fonctionné sur deux millénaires, un autre sur les rives du lac Valencia au Venezuela.
Le lion de Némée serte de prétexte à l'étude des coiffes de plumes d'oiseaux, des colliers de perles et coquillages, des parures et peintures corporelles sans lesquelles, dans leur nudité ordinaire, les Amérindiens ne se sentaient pas habillés.
Le chien Cerbère à trois têtes et queue de dragon gardien de la porte des enfers précède évidemment les rites funéraires qui étaient d'une grande diversité. Les juments de Diomède mènent aux rituels cannibales. On connaît principalement ceux des Tupinamba du Brésil que les écrits de Staden firent connaître dès le XVIe siècle. Quant aux Jivaros, ils se rendirent célèbres par le récit de Fritz Up de Graff sur les chasseurs de tête (1928).
Les oiseaux de Stymphale enfin expliquent la dramatique chute démographique essentiellement provoquée par la diffusion des virus amenés par les conquistadores et les aventuriers. Aujourd'hui les tribus indiennes vivent plutôt une croissance démographique et sont menacés autant par l'intégration à la société dominante que par la surexploitation de la forêt.
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Ces détours mythologiques aident à solliciter la curiosité et à fixer l'attention du lecteur. A cela s'ajoutent une très riche iconographie, de nombreuses photographies illustratives des découvertes des archéologues, des dessins anciens depuis ceux de Staden qui échappa aux cannibales (1557, réédités chez Métailié sous le titre Nus, féroces et anthropophages, 2005) jusqu'aux scènes minutieuses des récits de voyages de Jules Crevaux (Le mendiant de l'Eldorado, 1879, réédition Phébus 1991).
Il faut encore dire un mot du style de l'auteur. Outre les métaphores tirées de la mythologie grecque, il émaille son texte de citations et de nombre de pastiches des grands classiques. Exemple : « Le colon européen qui débarqua en Amazonie se trouva fort dépourvu quand la pluie fut venue. » On laisse le lecteur en trouver d'autres au long de ce texte autant érudit que pétillant ! Avec pour sésame la connaissance archéologique — aidée de ce qu'il faut d'histoire, d'ethnologie, de géographie — S. Rostain comble une lacune, l'absence de livre équivalent sur le sujet.
• Stéphen Rostain. Amazonie. Les 12 travaux des civilisations précolombiennes. Belin, 2017, 334 pages.