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De 2012 à 2017 le sociologue Stéphane Beaud a interviewé et échangé des emails avec les membres d’une famille d’immigrés algériens, les Belhoumi, résidant en Seine-Saint-Denis.

Les parents et leurs huit enfants, cinq filles et trois garçons, vivent à Sardan, à cinq kilomètres de Préville. Ces noms sont, bien sûr, inventés. C’est l ‘histoire d’une famille algérienne ordinaire et différente. Certes, comme d’autres, immigrées dans les années 1970, on retrouve une faible scolarisation des parents, un père ouvrier ; on y pratique un islam traditionnel et on retourne en Algérie aux vacances. Mais cette famille est représentative d’une intégration sociale réussie pour tous les enfants, en raison de la bonne sécurité affective familiale, du rôle de l’école et des associations de quartier.

Cette mobilité sociale est intergénérationnelle et tient au niveau d’études élevé des deux sœurs aînées, moindre pour les garçons et les cadettes. Mais tous ont aujourd’hui un emploi, un logement et une vie familiale personnelle. S. Baud veut démontrer, avec cette enquête, qu’émerge en France une classe moyenne algérienne dont les médias ne parlent pas, encore moins depuis les attentats de 2015.

Le père a émigré en France en 1972 ; en 1978 le regroupement familial a permis à son épouse et aux trois aînés, Samira, Leïla et Rachid, de le rejoindre. Issu d’un milieu rural pauvre ce père reste quasi-illettré alors que la mère, née en ville, a été quelque peu scolarisée en français. Vite devenu invalide pour raison médicale, ce père très présent à la maison n’a jamais donné à ses enfants une image négative de la France et les a tous exhortés à obtenir un diplôme. Soucieux de leur bonne intégration, le couple a refusé de se loger en HLM peuplé d’Algériens et a préféré un quartier de mixité socio-ethnique.

Il est remarquable que les deux fille aînées ont eu plus de chances de réussite que le reste de la fratrie, pour des raisons familiales mais aussi à cause de l’évolution du contexte politique, économique et social au tournant des années 1980. Elles ont servi d’initiatrices et de modèles d’identification pour leurs frères et soeurs. Après des études supérieures, l’une est cadre de santé en hôpital public, l’autre cadre à la Mission Locale.

L’école leur a permis une émancipation salutaire ;  l’encadrement des jeunes de cité par les associations communistes y a aussi contribué. À l’inverse de la loi sociologique en milieu populaire où les filles ne quittent pas leur quartier, la réussite scolaire des deux aînées a permis leur mobilité géographique vers Paris et assuré leur autonomie : elles ont ainsi échappé à la pression du mariage précoce.

Les six autres enfants ont vécu des parcours scolaires plus ou moins chaotiques mais n’ont jamais connu le chômage ! Grâce à leurs sœurs tous ont un diplôme : d’IUT pour les cadettes, de bac Pro pour les garçons. Malgré tout ils ont été élevés comme tous les garçons maghrébins auxquels les familles laissent une grande liberté et qui n’échappent pas aux influences plus ou moins négatives des bandes de quartier.

La différence entre la réussite des aînées et celles des autres enfants s’explique aussi par l’évolution du contexte économique, social, politique et religieux depuis les années 80. Alors, les instituteurs se dévouaient à la réussite des enfants maghrébins immigrés ; depuis trente ans les enseignants n’ont plus le même souci. De plus, être « Français comme les autres » ne va plus de soi en raison de la panne des trois mécanismes intégrateurs : l’école, le travail salarié et la mixité sociale résidentielle. On assiste à la paupérisation des immigrés reclus en cités-ghettos et à la discrimination des jeunes maghrébins autant à l’embauche qu’à l’obtention d’un logement.

Tout est devenu différent pour les enfants Belhoumi depuis les attentats de 2015. Par exemple, à la différence des aînées qui pratiquent un islam relâché, les cadettes ont vécu depuis 1990 la montée de l’islamisme à Sardan. Il représente pour elles un signe de respectabilité sociale et une réhabilitation symbolique alors que tous doivent lutter, depuis les attentats, contre le stigmate d’Algérien et arabe et se défendre de l’effet d’amalgame entretenu par les médias. Ainsi en témoigne Samira, l’aînée : « depuis les attentats de 2015 le regard sur “nous” a véritablement changé. Il y a beaucoup de suspicion, il y a surtout beaucoup moins de bienveillance ».

S. Baud ne cherche ni à idéaliser cette famille, ni à l’ériger en modèle. Le contexte familial, la présence du père au domicile, les valeurs transmises à ses enfants ont fondé leur réussite sociale. Cependant « la France des Belhoumi », celle d’avant les années 80, n’est plus, et les plus jeunes en ont subi les conséquences. Depuis les présidences de Sarkozy et Hollande les discriminations vis-à-vis des Maghrébins se sont accentuées, les attentats de 2015 ont aggravé l’hostilité et le rejet des jeunes Algériens, assimilés aux terroristes.  Cette éclairante enquête prouve que, pour ces populations immigrées la réussite sociale est encore possible grâce à une forte implication familiale plus qu’à toute aide extérieure.

• Stéphane Beaud. La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017). La Découverte, mars 2018, 352 pages.

 Chroniqué par Kate

 

Tag(s) : #SCIENCES SOCIALES, #FRANCE
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