La diffusion par Arte du documentaire Les routes de l'esclavage m'amène à rendre hommage à un ouvrage pionnier publié il y a près de trente ans.
Serge Daget (1927-1992) fut en France l'un des initiateurs des recherches universitaires consacrées à la traite des Noirs. Il édita le Répertoire des expéditions négrières françaises au XVIIIe siècle de Jean Mettas et prolongea cette banque de données pour la période de la traite illégale, 1814-1850. Sa thèse consacrée à La répression de la traite des Noirs au XIXe siècle, a été publiée par Karthala en 1997. Après l'organisation d'un très marquant colloque international sur la traite des Noirs à l'Université de Nantes en 1985, et la publication de ses Actes, l'historien s'est donc adressé à un public plus large avec cette synthèse parue en 1990 (et qui est toujours proposée par certains libraires en ligne).
L'auteur conduit son ouvrage de façon chronologique en insistant pour chaque période sur quelques aspects particuliers. Laissant à d'autres la traite transsaharienne et orientale vers le monde musulman, (§1) il se limite à la traite atlantique et qualifie de « bastilles » les intérêts nationaux ou particuliers qui se retrouvent dans cette activité aujourd'hui jugée « crime contre l'humanité » et qui résistèrent plus longtemps que la Bastille parisienne.
La première période de la traite atlantique (§2) démarre avec une situation de monopole en Afrique détenu par les Portugais tandis que les Espagnols après la fondation de la Casa de Contratación (1503) cherchent à contrôler une activité lucrative : le nombre de licences d'asientos culmine au début du XVII° siècle au temps de l'union des deux couronnes (1580-1620).
Dans un second temps, il y a « redistribution du monopole » (§3) sous l'impulsion des Hollandais, Français, Anglais et autres. Chaque puissance tente d'imposer des compagnies à monopole. Beaucoup disparaissent vite comme on le voit dans les tableaux des pages 81-84. C'est bien une « Europe négrière » qui se dessine (§4) en examinant les hommes (marins, armateurs...) impliqués dans la traite et les marchandises listées en tableau du XVI° au XIX° siècle. Les produits textiles importés d'Inde prennent une place considérable dans la « pacotille » acheminée vers la côte africaine, ainsi que les cauris importés des Maldives (pour servir de parure comme de moyens de paiement) : la mondialisation est déjà bien esquissée.
Comment les choses se déroulent-elles sur la côte africaine ? (§5). Il est question des modalités de la capture des hommes destinés à devenir esclaves, du rôle des rois et chefs locaux, et des différents lieux où s'opère les tractations. Le prix d'un homme est fixé par exemple en « barre », c'est-à-dire une unité de compte constituée d'un certains nombre de marchandises (exemples pages 140-142).
Les navires négriers — rarement plus de 300 tonneaux — sont qualifiés de « bières flottantes » selon l'expression d'abolitionnistes anglais qui traduit l'entassement inhumain des esclaves au départ de l'Afrique (§6). L'auteur étudie les variations quantitatives des expéditions négrières du XVIII° siècle, ainsi que la mortalité des Noirs comme des équipages, en s'appuyant sur le cas de Nantes, et en utilisant notamment les recherches de J. Mettas. Combien de Noirs ont été transportés ainsi dans le Nouveau Monde ? Serge Daget cite différentes estimations, les plus récentes étant alors celles de P. Lovejoy et de C. Coquery-Vidrovitch (près de 12 millions de personnes) ce qui chiffre la traite atlantique à 50 % des victimes du XV° au XIX° siècle inclus. Mais, par modestie comme par rigueur historique, l'auteur ne peut s'empêcher de parler de « vanité des chiffres » (qu'en était-il par exemple de la ponction effectuée dans l'Antiquité?).
Les chapitres suivants sont davantage représentatifs des recherches personnelles de Serge Daget. Il étudie d'abord le cas français de résistance à l'abolitionnisme jusqu'en 1833 (§7). L'activisme de Condorcet (avant 1793) et de quelques philanthropes influencés par Bénézet et Wilberforce, et qui « rêvaient à la chimère de l'indemnisation des esclaves », tranche avec l'enthousiasme des milieux portuaires lors du rétablissement de la traite sous la paix d'Amiens. Le redémarrage de la traite — devenue illégale par l'ordonnance royale du 8 janvier 1817 après des circulaires restrictives publiées en août et octobre 1814 — représente au moins 717 expéditions françaises entre 1814 et 1850, dont 559 non capturées, et suscite peu d'opposition en dehors du coup d'éclat d'Auguste de Staël brandissant des fers à esclaves achetés à Nantes, au nom de la Société de la Morale chrétienne. Dès lors, la France se rallie aux croisières de répression de la traite au large des côtes africaines dont l'Angleterre fut l'initiatrice et la principale contributrice.
La traite illégale du XIX° siècle n'est pas uniquement française : le Brésil devenu indépendant joue un rôle majeur dans la traite atlantique (entre Rio et l'Angola) puisque les croisières de répression venues de l'Atlantique nord ne dépassent pas l'équateur. Cuba devient même une nouvelle destination pour la traite illégale française, quitte à ce que des capitaines tentent de se faire passer pour hollandais ou danois pour contourner les accords franco-britanniques (§8). L'activité illégale prolonge les schémas habituels de l'apogée du trafic en 1790 en fréquentant les sites de traite de rio Pongo, de la rivière de Gallinas, et des secteurs de Bonny et de Calabar...
Une convention est enfin signée le 22 mars 1833 entre la France et l'Angleterre pour renforcer la répression de « l'odieux trafic » (§9) et d'autres pays se joignent à cette politique, comme les Etats-Unis en 1842 (traité Webster-Ashburton). Enfin, la convention du 29 mai 1845 parachève l'action internationale. Les croisières de répression et les juridictions anglaises basées à Sierra Leone y ont libéré environ 95 000 esclaves. Ainsi s'achevait « le transport des nègres d'une plage de l'Atlantique sur l'autre » comme l'écrivait sans vergogne un certain Petit de Baroncourt en 1845 dans son essai sur l'Emancipation des Noirs.
Depuis la publication de cet essai, la recherche a immensément progressé mais sans pour autant réduire cet ouvrage à l'inutilité. Parmi les publications récentes, on peut citer le livre de C. Coquery-Vidrovitch (Les routes de l'esclavage, Albin Michel, 2018) ou encore celui d'Eric Saugera (Bordeaux et la traite des Noirs, La Geste, 2018), sans oublier les ouvrages de Markus Rediker (principalement A bord du négrier, Seuil, 2013).
• Serge Daget. La traite des Noirs. Bastilles négrières et velléités abolitionnistes. Editions Ouest-France, 1990, 299 pages.